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Le vent apportait la pluie. Il faisait froid. La marée se gonflait contre les récifs, avec un grondement ininterrompu. Je me suis assis à la place que j’aime, parmi les basaltes, devant Pigeon House Rock, et j’ai commencé la traversée lente de cette nuit.

À l’aube, ce sont des détonations qui m’ont réveillé. C’était tout près, du côté de la citerne. Un instant, j’ai cru que l’émeute avait repris, que Shaik Hussein avait lancé ses troupes contre la Quarantaine. Je me suis faufilé à travers les broussailles.

Quand je suis arrivé à la citerne, j’ai entendu un bruit de course. Un des cabris de Choto est passé près de moi, détalant à toute vitesse. Il devait être blessé, parce qu’il y avait du sang sur la terre, là où il était passé. Dans la clairière, près de la citerne, à la lueur pâle de l’aube, j’ai aperçu la silhouette lourde de Bartoli, puis Julius Véran, son revolver à la main. Quand ils m’ont vu, ils ont rebroussé chemin, sans un mot. Il y avait quelque chose de si burlesque, et en même temps de si terrible dans cette chasse, que je n’ai rien pu faire que m’enfuir vers la plage, et plonger dans l’eau du lagon. Maintenant, il me semble que nous sommes entrés dans la folie.

27 juin

De retour à la Quarantaine, dans l’après-midi, à la lumière du soleil les bâtiments paraissaient presque neufs, avec les bouquets de basilic que le vieux Mari a semés autour de l’infirmerie, et les batatrans bien verts qui descendaient jusqu’à la mer, à la manière d’une haie anglaise. Si on oubliait la raison qui nous maintenait prisonniers sur cette île, c’était à peu près la description que Jacques faisait naguère du paradis de son enfance, les bâtiments de la propriété d’Anna, les deux maisons, celle de la Comète et la maison du Patriarche, entourées du grand jardin à secrets. Là-bas, disait-il, on n’entend que le bruit de la mer qui bat le sable noir des plages, et le ciel se mêle à l’eau bleue du large.

C’était pour cela que j’étais de retour à la Quarantaine, pour l’entendre me parler encore de ce temps-là. Il n’y avait rien qui pouvait changer ma vie, rien d’autre pour espérer un lendemain. Parler, parler encore, comme en Angleterre, lorsque Jacques et Suzanne m’avaient emmené pour leur voyage de noces à Hastings, au début de l’été, et que nous restions ensemble, sous un grand plaid, à raconter Médine et Anna. Suzanne et moi, nous écoutions, nos yeux brillaient, c’était de la magie. Les champs de cannes à l’infini, jusqu’aux montagnes, le sentier le long de la mer à Eau-Bouillie, l’anse de Flic-en-Flac, et au nord, la rivière Belle-Isle et le domaine de la Thébaïde, La Mecque. Ces noms désignaient des endroits qui ne pouvaient exister que dans les songes.

Je suis entré dans la maison. Suzanne était seule, elle allait mieux. Il y avait une rémission. Son visage s’est éclairé, j’ai retrouvé son sourire, ses yeux moqueurs.

«Léon? Tu ne sais pas? On doit venir nous chercher. On va nous transférer à Maurice, à la pointe aux Canonniers. Jacques doit remettre une lettre au gouverneur, le bateau va venir le chercher.»

Je ne répondais rien. Je pensais à ce que Suryavati avait dit hier, à sa colère.

«Qu’as-tu? Tu as un air bizarre. Est-ce que tu as vu Jacques? Où étais-tu? J’étais si mal hier, je ne me souviens plus de rien.»

J’ai dit, d’une voix mal assurée: «Je peux aller te chercher de la bonne eau à la source.» Elle a pris mes mains. Ses paumes étaient brûlantes.

«Non, non.» Elle était impatiente, nerveuse. «Ça n’est pas la peine. Demain, nous serons à Maurice, nous aurons toute l’eau que nous voudrons. Jacques dit qu’il y a une petite rivière, pas loin de Médine, en hiver l’eau est froide. Il y a un petit lac aussi, les oiseaux viennent boire au vol, et c’est rempli de dames-céré, et les femmes indiennes viennent se baigner le soir. Moi aussi je veux aller me baigner là-bas, même si ça ne plaît pas à l’oncle Archambau. J’irai nager dans la rivière, je nage bien, tu sais, à la pension j’étais la seule fille qui savait nager, j’allais en cachette à la rivière, l’eau était froide, bonne, tu ne peux pas savoir…»

Elle ne pouvait plus s’arrêter. Elle délirait un peu. Malgré la maladie, elle avait retrouvé cette expression que j’aimais. Les yeux bleu-gris brillants, cet incarnat aux joues, les lèvres entrouvertes sur ses incisives bien blanches. Je me souvenais comme j’étais amoureux d’elle, la première fois qu’elle est venue chez l’oncle William, à Paris. Jacques l’avait présentée, Suzanne Morel, une Réunionnaise à Paris, une orpheline, comme nous. Il y avait eu une sorte de dîner créole, des chatignies, du thé, des gâteaux-piments.

Elle touchait à tout, elle riait, elle tenait mon frère enlacé, je crois que je n’avais jamais vu personne comme elle. Dans la salle de bains, elle avait oublié son sac et son mouchoir, et j’avais enfoui mon visage dans son mouchoir, pour respirer son parfum. J’avais honte à l’idée qu’elle aurait pu me voir. Il me semblait que je sentais encore ce parfum, maintenant, doux, entêtant, un peu piquant.

«Tu te souviens, à Hastings?»

Je n’avais rien oublié. C’était comme si elle avait lu dans ma pensée.

«Quand je t’ai vu, j’ai cru que tu étais beaucoup plus petit, tu avais une tignasse de cheveux noirs, comme un gitan, et pour te taquiner je te disais que tu avais des yeux langoureux, avec des cils merveilleusement longs et recourbés.»

Elle s’était assise près de la porte, les genoux entourés de ses bras. Elle faisait toujours cela quand on allait au bord de la mer, elle ne voulait pas s’asseoir sur les bancs. Elle choisissait un pré, ou bien un coin de plage à l’abri du vent. Jacques disait qu’elle était comme maman, elle se moquait du qu’en-dira-t-on.

«Tu te souviens, un soir j’avais embrassé Jacques, on était sur la plage, et une femme est arrivée, elle m’a insultée, elle a dit en anglais: allez dans un hôtel pour faire vos saletés!»

Elle riait, et moi, ça me serrait le cœur, parce que je savais bien que Jacques n’avait pas écrit cette lettre, et que de toute façon, même s’il l’avait écrite, il aurait été incapable de la remettre au gouverneur. Maintenant, Véran et Bartoli étaient en haut du volcan, dans les ruines du phare, comme des bègues, à faire fonctionner l’héliotrope de fortune dans les derniers rayons, tournés vers la côte de Maurice déjà lointaine, grisâtre, indifférente, où s’accumulaient les nuages.

Suzanne avait soif. Je lui ai donné à boire de cette affreuse eau noire de la citerne, d’où il fallait extraire une à une les larves de moustiques avec un brin d’herbe.

«La dernière fois…» a-t-elle murmuré.

Elle était très fatiguée. Le poids de ses yeux creusait son visage. «Et ton amour, ta bayadère? Tu devrais me la présenter.» Elle avait retrouvé un bref instant son air moqueur, cette sorte de sourire qui passait dans ses yeux.

J’ai dit: «Surya?» Elle a bougé les lèvres comme si elle répétait tout bas ce nom. Elle a pensé à quelque chose:

«Jacques m’a dit hier: Jamais je ne les abandonnerai. Dans sa lettre il a demandé que tout le monde soit emmené à la pointe aux Canonniers, il a dit que nous ne partirions pas sans les immigrants.

— Je sais…

— Il te défend toujours. L’autre soir, tu n’étais pas là, tu étais avec elle… Véran a dit qu’il faudrait t’enfermer, t’empêcher d’aller là-bas, que tu étais devenu dangereux. Jacques s’est mis en colère, il lui a crié: Pour qui vous prenez-vous? Il l’a traité de fou, d’imposteur.»

Elle cherchait à dire quelque chose de drôle, pour me divertir, pour que je reste avec elle, comme lorsqu’elle était venue chez l’oncle William, et que je guettais chacune de ses plaisanteries.