«Eh bien, ils auront de quoi jaser, à Maurice, si tu viens avec elle! Tu vas leur mener la vie dure!»
Elle a récité le poème de Baudelaire:
J’étais étonné. Elle qui ne vivait depuis des jours que de fièvre et d’eau, son esprit était plus clair que le mien. Ses yeux brillaient dans la pénombre.
«Est-ce que tu as oublié, Léon?»
J’ai dit, presque à voix basse: «Non, je n’ai pas oublié.
— Tu m’avais parlé de Baudelaire, j’avais détesté ça. Un homme méchant, et son horreur des femmes! Je t’ai dit que je ne voulais rien entendre. Et quand même, tu avais récité La servante au grand cœur, “les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs”, ça me donnait le frisson. Tu te rappelles? Et moi, The Song of Hiawatha. C’était comme une bataille, tes mots contre les miens. Et Jacques qui ne comprenait pas, qui avait voulu réciter Le lac, cette horreur!»
Tout cela était si loin. Cela paraissait si étrange, presque incompréhensible ici, entre les murs de lave, dans l’air surchauffé de la fin du jour, la solitude.
«Tu m’avais récité L’invitation au voyage. Je ne voulais pas te le dire, je n’avais jamais rien entendu de si beau.»
Nous pensions à la même chose, au même instant.
«Tu te souviens, quand tu es descendu à terre, à Aden? J’étais sur le pont, dans une chaise longue, pour avoir un peu d’air, il faisait si chaud. Il y avait le commandant Boileau. Jacques est revenu, il était pâle, il m’a dit: Je viens de voir quelqu’un qui va mourir. Il avait une voix comme s’il avait envie de pleurer.»
Elle s’est laissée aller en arrière, bien à plat sur la terre noire. Elle a fermé les yeux. J’ai pris sa main, elle l’a serrée, sa main était souple et chaude, pleine de force. Elle a dit en soupirant, comme si elle l’avait connu réellement:
«Mon Dieu, comme je l’ai détesté ce Rimbaud.»
Le vent soufflait sur les murs de la maison. J’ai reconnu la voix de Jacques. Il arrivait au débarcadère, sur la plate de Mari. J’entendais ses mots par bouffées, chantonnants, comme s’il parlait créole. J’ai eu envie d’aller me cacher, mais Suzanne a retenu ma main. Elle parlait plus vite, avant que Jacques ne soit là.
«C’est un méchant, ton Rimbaud, mais il a écrit de jolis vers. Peut-être qu’il faut être méchant pour écrire de jolis vers.
— Ou peut-être que c’est le contraire, c’est parce qu’il a écrit de belles choses qu’il est devenu méchant.
— Non, je ne crois pas que ça soit vrai.» Elle me regardait. À voix presque basse, elle a dit:
C’était Hastings. Le cahier que j’emportais partout avec moi. Elle avait une mémoire exceptionnelle. Je ne lui avais lu le poème qu’une seule fois. Elle écoutait avec cette expression de sérieux des enfants.
Je suis sorti. Dehors, le crépuscule éblouissait. Il me semblait entendre le bruit de la lumière, comme un tremblement continu. Véran et Bartoli sont entrés dans l’annexe de l’infirmerie. Jacques est venu vers moi.
«Comment est-elle?
— Elle a l’air d’aller mieux. Elle parle beaucoup.»
À contre-jour, le regard de Jacques m’échappait. Sa silhouette fragile, son air voûté. Sa barbe et ses cheveux en désordre, et cette calvitie naissante — la marque des Archambau — dont Suzanne se moquait. Il avait une voix fatiguée, hésitante:
«Nous n’avons pratiquement plus rien, plus de quinine, plus de désinfectant. J’ai dû aller mendier des vivres à Palissades. Véran parlait de les prendre, de monter à l’assaut, avec son revolver! Il devient dangereux.»
Il a regardé autour de lui d’un air égaré.
«Il va falloir fabriquer de la chaux, beaucoup de chaux.
— Tu as pu communiquer avec le gouverneur?»
Jacques a haussé les épaules.
«C’est Suzanne qui t’a dit?»
Il cherchait des yeux le Véran de Véreux.
«Une idée de cet imbécile sentencieux. Il croyait qu’on allait nous envoyer un bateau, à sa demande. Pourquoi pas un aviso!»
Il avait un tel ton de découragement que c’est moi, qui n’y crois pas, qui ai dû tenter de le calmer. J’ai retrouvé la vieille formule: «Inquiétude et expectative…»
Je regardais le profil de Jacques contre le ciel clair, la barbe, le nez aquilin, le front haut et dégarni. C’est lui, c’est tout ce que j’ai gardé de mon père, je pouvais imaginer comment il était quand ma mère l’a rencontré, sur le bateau de l’India Steamship, l’année 1860, en route vers l’Angleterre. Il avait exactement l’âge de Jacques aujourd’hui, il avait terminé ses études de droit à Londres, il était jeune avocat, brillant, romantique, il plaisait aux femmes. Il était tombé tout de suite amoureux de cette jeune fille étrange, cette Eurasienne, à la fois audacieuse et réservée, qui partait travailler à l’autre bout du monde. Jacques avait gardé la grande feuille de papier sur laquelle Amalia avait écrit le long questionnaire auquel les jeunes filles de ce temps-là soumettaient celui qu’elles avaient élu cavalier pour une soirée:
«Ce que vous aimez ce soir?
— Vous regarder.
— Ce que vous détestez?
— Que les autres vous regardent.
— Votre danse préférée?
— Aucune, je ne sais pas danser.
— Votre héros?
— Alexandre.
— Votre héroïne?
— Juliette.
— À quoi rêvez-vous?
— Aux pays lointains.
— Dans quel pays aimeriez-vous vivre?
— Je ne sais pas. En Laponie, peut-être.
— La qualité que vous préférez chez un homme?
— La franchise.
— Chez une femme?
— La douceur.
— Si vous faisiez un vœu?
— Vous revoir chaque jour.
— État de votre esprit en cet instant?
— Inquiétude et expectative.»
Je n’ai jamais su ce que Jacques avait fait de cette feuille. Mais moi je l’avais recopiée, apprise par cœur, pour me la réciter, la nuit, comme une pièce de théâtre, dans le dortoir de la pension de Mme Le Berre à Rueil-Malmaison. Ce que j’aimais le mieux, ce qui nous faisait toujours rire, Jacques et moi, quand nous nous la récitions, c’était cette réponse finale: «Inquiétude et expectative.» Quand on avait une difficulté dans la vie, ou qu’on redoutait quelque chose, il y en avait toujours un qui concluait: «Inquiétude et expectative.»
Jacques a eu un petit sourire. Il se souvenait, lui aussi.
La nuit est tombée sur la Quarantaine. Après les jours de pluie et de vent, le ciel est nu, resplendissant. Je ne peux pas dormir. Il y a trop de clarté, et cette vibration, dans le socle de l’île, une onde qui traverse le basalte, et qui vient jusqu’à moi, me fait trembler sur mes jambes. Comme si cette île tout entière était mémoire, surgie au milieu de l’Océan, portant en elle l’étincelle enfouie de la naissance.