Quand nous étions ensemble en France, à Montparnasse, Jacques parlait interminablement de notre île. De la mer où on voyait tout le bleu du monde, quelquefois sombre et colère et d’autres fois transparente, fraîche, et très douce, comme une rivière circulaire, et qui coule à travers le lagon en emportant des fleurs d’écume. Du ciel aussi, des étoiles qu’on y voit la nuit. Et à force de l’écouter je finissais par croire que j’avais vu tout cela, que je m’en souvenais, que je l’avais emporté en quittant Maurice comme un trésor. Je pense à Surya. Elle aussi a connu une existence par sa mère, elle aussi porte une mémoire qui vibre et se mélange à sa vie, la mémoire du radeau sur lequel Ananta et Giribala dérivaient le long des fleuves, la mémoire des murs d’Allahabad et des marches des temples à Bénarès. La vibration du navire qui les emportait sur l’Océan, vers l’inconnu, vers l’autre côté du monde.
C’est cela, je le sais bien maintenant, c’est la mémoire qui vibre et tremble en moi, ces autres vies, ces corps brûlés, oubliés, dont le souvenir remonte jusqu’à la surface de l’île. Ainsi, Surya parlait de sa grand-mère, disparue dans le feu du bûcher, quelque part sur la plage de Palissades, et dont l’âme libérée continue de bouger entre les pierres noires et les buissons d’épines, se mêle au souffle du vent, fait tournoyer les pailles-en-queue au-dessus du lagon de Gabriel, en veilleurs éternels. Puis, quand Ananta mourra, ensemble elles retourneront jusqu’à la rivière Yamuna.
Je me suis couché à la Quarantaine, devant la porte, à la place que j’avais choisie au début, pour éviter les piqûres des moustiques. J’ai retrouvé mon oreiller, la vieille pierre de lave usée par l’eau et par le vent. J’écoute le vent bruisser dans les feuilles des vieilles filles, dans les palmes. C’est une soirée comme d’été, quand chaque chose, chaque être fait sa musique particulière. Il me semble entendre distinctement les craquements des crabes de terre, le bruit furtif des rats dans les palmistes, ou même la course des centipèdes caparaçonnés de fer. Malgré la fatigue qui brûle mes paupières, je n’arrive pas à dormir. J’écoute la respiration tranquille de Suzanne, et les ronflements de Jacques au fond de la pièce. À un moment, je suis sorti pour uriner, j’ai vu la pleine lune briller sur le miroir du lagon. La marée commençait à monter, non pas avec de grosses vagues rageuses comme celles qui auréolaient Suryavati sur le chemin du récif, mais doucement, envahissant lentement chaque creux, chaque sillon des coraux. Il y avait un grondement lointain, du côté de Pigeon House Rock, la mer qui se brisait sur les lames des récifs. J’ai entendu marcher dans la nuit, mon cœur a bondi, j’ai cru que c’était Suryavati. La silhouette s’est approchée, et j’ai reconnu Suzanne. Elle est debout dans sa longue chemise blanche, ses cheveux défaits flottant dans le vent, pareille à une somnambule.
«Où vas-tu?» Ma voix est irritée. Cette impression d’être pris par mes propres sentiments.
Elle chuchote, elle semble effrayée. Les maisons de la Quarantaine brillent sous la lune. Elle a peur d’alerter Jacques.
«Nulle part, je ne vais nulle part, je te cherchais.»
Elle est vacillante. Elle attend que je lui prenne le bras, que je l’aide à marcher.
«Léon, tu ne vas pas t’en aller? Tu ne vas pas nous laisser? Jacques n’a que toi, moi aussi je n’ai que toi.»
Je reste immobile. Je me sens froid.
«Mais non, où veux-tu que je m’en aille? Retourne te coucher, Jacques va s’inquiéter.»
Elle voulait aller aux latrines, mais elle n’a pas la force de marcher seule, et elle n’ose pas le dire. Je l’ai tenue sous le bras, comme une infirme, à petits pas, jusqu’au-dessus du trou. J’ai voulu l’aider à s’asseoir, elle me renvoie. «Tu te rends compte! Je suis quand même capable.»
Sur le chemin du retour, elle a failli tomber plusieurs fois. Elle transpire. Je me détourne un peu pour ne pas sentir son haleine. Pour qu’elle ne s’en rende pas compte, j’essaie de plaisanter. «Allez, encore un peu, ça va mieux qu’il y a deux ou trois jours. Tu ne pouvais même pas te lever.» Je la rattrape.
«Léon, c’est affreux, je — j’ai les genoux qui se plient à l’envers.
— Qu’est-ce que tu racontes? C’est impossible!
— Si, si, je t’assure, c’est la vérité. Je ne savais pas que j’étais arrivée à ce point.»
Elle pleurniche. Elle se laisse aller par terre contre le mur de la maison.
«Je ne veux plus rentrer, je ne le supporte plus. Ça sent mauvais, les murs, tout, j’ai envie de vomir. Si je rentre, j’ai l’impression que je vais mourir cette nuit.» Jacques s’est réveillé.
«Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce qu’elle a?» J’étais surpris qu’il parle de Suzanne à la troisième personne, comme si elle était absente.
«Léon, aide-moi à la porter à l’intérieur.» Suzanne est furieuse. Elle se débat, puis elle s’écroule en larmes.
«Laissez-moi, je ne veux pas rentrer, vous êtes méchants! Allez-vous-en!»
Je me suis reculé. Je ne peux rien dire, mais Jacques explique:
«Elle ne peut pas rester ici, en plein vent, avec la fièvre qu’elle a elle risque une pneumonie.»
L’éclat des voix a attiré Julius Véran et Bartoli. Ils sont devant la porte de l’annexe, ils essaient de comprendre ce qui se passe. Véran a même crié son Qui va là?
Tout d’un coup Suzanne s’est reprise. «Mais qu’est-ce que vous voulez? Allez-vous-en, laissez-moi un peu tranquille.»
Elle parvient à se relever seule, en s’accrochant aux saillies du chaînage de pierres. Elle rentre dans la maison.
Jacques est allé puiser de l’eau à la citerne, il dissout dans le quart la poudre de quinine. Je l’entends qui dit doucement, comme on parle à une enfant: «Bois, s’il te plaît, ma chérie, bois sinon tu ne guériras jamais.» Elle, encore suffoquée: «Non, laisse-moi, laisse-moi, je suis si fatiguée.»
Je ne sais pas si elle a fini par boire. Quand j’entre dans la maison, un peu après, je les vois, à la lumière du falot, tous les deux enlacés, immobiles comme s’ils étaient endormis.
Combien de jours sont passés sans toi, Surya?
Depuis qu’elle m’a renvoyé de l’autre côté, je n’ai pas approché, je n’ai pas cherché à savoir ce qui se passait. Je n’ai pas compté les jours. J’ai marché chaque matin sur le sentier qui va vers la baie des tombes, aux contreforts du volcan. De là, je vois très bien la côte verte et pâle, à l’horizon, l’écume sur le cap Malheureux. Je ne sais plus si elle est lointaine ou proche, à force de la regarder, par instants elle me semble un immense radeau en train de s’éloigner de moi, glissant sous les voiles gonflées des nuages.
Les seules nouvelles que nous recevons de l’autre côté sont colportées par le vieux Mari, répétées et amplifiées par Bartoli et le Véran de Véreux.
Hier soir, après le repas (riz et lentilles charançonnés), Julius Véran a parlé de la tentative d’un jeune paria, qui a construit un radeau avec le tronc pourri d’un cocotier et de la ficelle de vacoa, pour se laisser flotter jusqu’à Maurice. Il s’est lancé dans la mer à la pointe des Palissades. Véran en parle comme d’une scène comique. Le garçon a dérivé un instant vers le large, battant des mains et des pieds pour faire avancer son esquif, mais une lame l’a rejeté sur les dalles de basalte, manquant de le noyer.
«Comment s’appelle-t-il?» Véran a semblé surpris par ma question.
«Est-ce que je sais? C’est un jeune garçon, un intouchable.»
Je n’ai pas besoin d’en entendre plus, je sais que c’est Uka, le balayeur, qui a failli se noyer l’autre jour, en voulant nager jusqu’au bateau.