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«Moi aussi, je ferai comme lui», ai-je dit par bravade. Véran a haussé les épaules.

«Si vous voulez, je ne vous retiens pas. Mais vous n’arriverez jamais. Il y a trop de courants. Pourquoi croyez-vous que les gens de Maurice nous ont confinés sur cette île?» Il a ajouté: «Sans compter quelques beaux spécimens de requins blancs.»

Jacques n’a même pas écouté. Mais Suzanne m’a regardé avec inquiétude. Elle a peur que je ne mette ce projet à exécution, juste pour défier cet homme que je déteste. Bartoli a dit: «C’est irréalisable. S’il y avait la moindre chance, il y en a beaucoup qui l’auraient déjà fait.»

Véran m’a jeté un coup d’œil étrange, comme si cette folie le tentait malgré tout. «Il nous faudrait une véritable embarcation. Après tout, François Léguât a bien réussi à faire le voyage de Rodrigues à Maurice à la rame.» Il réfléchissait à haute voix. «Il nous faudrait un bois solide, construire un plancher, des flotteurs, un mât avec sa vergue. Il y a bien le bois des caisses, et le palan du va-et-vient à Palissades. À condition que les coolies ne l’aient pas déjà brûlé pour leurs bûchers. Il y a aussi la plate de Gabriel. Le tout permettrait de transporter une dizaine de personnes.»

Bartoli était sceptique. «C’est cela que vous appelez une véritable embarcation? Cette barque dont le bord est naturellement à deux doigts de l’eau et que le remous d’un banc de poisson ferait chavirer?»

Jacques a dit: «Et une fois arrivés, qu’est-ce qui se passerait?

— Ils seraient bien obligés de nous écouter, de nous envoyer à la pointe aux Canonniers. Ils ne nous ramèneraient pas ici!

— C’est exactement ce qu’ils feraient. Avant d’avoir dépassé le Coin de Mire, le garde-côte serait déjà là, et vous auriez le choix entre monter à bord et revenir ici, ou bien être envoyés par le fond à coups de canon.

— Alors c’est le paria qui avait raison, conclut Bartoli. Après tout, il n’était pas si fou que ça. Le seul moyen, c’est de construire un flotteur et d’aller tout seul à la nage, en espérant que les requins ne vous verront pas.»

Cet échange n’a pas rassuré Suzanne. Quand je suis sorti de la baraque, j’ai senti son regard qui s’accrochait à moi, comme si j’allais réellement me jeter à l’eau cette nuit.

Depuis que je suis revenu de ce côté de l’île, nous passons une grande partie du temps enfermés dans le bâtiment de l’infirmerie, où le vieux Mari a installé sa cuisine. L’après-midi, quand Jacques interrompt sa partie d’échecs pour se rendre sur Gabriel voir les malades, je vais tenir compagnie à Suzanne. Nous restons sur le seuil, l’air étouffant de la pièce sombre lui fait horreur. Je parle un peu avec elle, je l’aide jusqu’aux latrines. Elle a des moments de lucidité intense, ardente. Ses yeux ont un éclat fixe qui me trouble, qui me fait penser au regard de Nicolas. La peau de son visage est tendue à l’extrême, sans une ride, jusqu’à lui donner une expression poupine, où la souffrance et la crainte semblent gommées.

Hier après-midi, Suzanne a demandé à Jacques de lui couper les cheveux. Depuis des semaines elle ne peut ni les laver ni les coiffer. Jacques n’avait pas de ciseaux. Avec son grand coupe-choux qui lui sert pour sa barbe, Jacques a tranché dans l’épaisse chevelure châtain sombre à reflets dorés dont j’étais amoureux. Mais cette scène qui aurait pu être vaguement tragique, grâce à elle est devenue gaie, un peu folle. Elle était assise devant la baraque, sur une pierre, sa chemise de nuit bien échancrée, les épaules entourées d’un châle indien que Jacques lui avait acheté lors de l’escale d’Aden. Elle riait chaque fois que Jacques faisait tomber une mèche épaisse. Et quand ç’a été terminé, elle s’est tenue bien droite pour que je la regarde. Elle avait l’air encore plus d’une petite fille échappée d’un couvent, avec son front bombé, sa nuque bien droite et le bout de ses oreilles très rouge. J’ai pensé que c’était à cause d’elle, de tout ce qu’elle est, que je ne puis pas bouger, que je n’arrive pas à m’en aller. À cause de son visage et de son front, de son regard bleu-gris, je suis prisonnier de la Quarantaine. Pourquoi faut-il que j’aie à choisir entre mes deux sœurs?

Chaque après-midi, à l’heure où la lumière décline sur le lagon, la fièvre apparaît. C’est l’heure où Suzanne est le plus lucide. Elle commence à trembler, je vois dans son regard monter la peur, comme une vague. Dans le quart cabossé, je mélange la poudre de quinine à l’eau affreuse de la citerne, et je lui donne à boire. C’est Jacques qui m’a confié ce soin, parce que avec lui elle ne veut rien savoir. Puis, comme une récompense, j’ouvre son petit livre bleu-noir, dont la reliure est déjà mangée de moisissure. Son regard brille d’impatience.

Je lis The Song of Hiawatha comme si c’était un conte pour enfants, sans signification cachée, simplement une musique de mots, pour faire rêver. Parfois il me semble que je lis interminablement le même passage.

Can it be the sun descendin O’er the levelplain of water? Or the red swan floating, flying, Wounded by the magie arrow Staining ail the waves with crimson With crimson of its life blood…

Suzanne regarde la lumière qui change sur le lagon, tandis que les gasses mélancoliques volent au ras du récif.

Les mots n’ont pas d’importance. C’est la lumière dans les yeux de Suzanne qui a de l’importance. Ce qu’elle attend.

Ce soir, en attendant que Jacques revienne de Gabriel avec des nouvelles de John et Sarah, j’ai marché le long de la plage, pour guetter les premiers signes de la marée sur la barrière de corail. La mer était calme, sauf par instants de grandes gerbes d’embruns qui allumaient des arcs-en-ciel, et les rafales de vent d’est au goût de sel. Devant moi, l’îlot paraissait nu et noir, sans vie. J’étais exactement à l’endroit où j’ai vu Suryavati pour la première fois, sa silhouette debout au milieu du lagon comme une sorte d’aigrette. Maintenant le récif est vide, le chemin qui suit le récif est à peine visible, un lieu abandonné. Depuis les coups de feu de l’autre matin, cette scène burlesque et dramatique où Véran a déchargé son revolver contre un cabri égaré, les enfants ne sont pas revenus ramasser des coquillages. Il me semble à présent que c’est cette barrière grise du récif qui marque la véritable frontière qui nous sépare de l’autre partie de l’île.

Dans une saute de vent, j’ai entendu le long coup de sifflet du sirdar et l’appel à la prière. Il m’a semblé que la voix qui psalmodiait n’avait jamais été plus proche. Un instant, j’ai rêvé d’être là-bas, de l’autre côté, au plus près de cette voix. En arrivant à la Quarantaine, j’ai vu Jacques en train de parler avec Bartoli et Véran. Ce dernier semblait véhément, presque menaçant, et Jacques était consterné. À voix basse, comme s’il ne voulait pas alerter Suzanne, il a dit:

«Ils veulent que j’emmène Suzanne demain matin.»

Je ne comprenais pas. «Que tu l’emmènes où?

— Eh bien, là, en face. Sur Gabriel. Dans le camp des contagieux.»

Je n’ai pas pu me retenir de crier: «Mais elle n’a que de la fièvre!»

Jacques m’a interrompu avec une sorte de brutalité.

«Suzanne a une variole confluente. Il n’y a aucun doute là-dessus.»

Son désespoir est si violent que j’ai des larmes dans mes yeux. Je ne sais quoi dire, quoi faire. Je marche autour de la Quarantaine, je regarde l’eau du lagon où la lumière du ciel est en train de s’éteindre, la masse noire de Gabriel, j’écoute le bruit de la mer qui bat en côte. Comment avons-nous laissé Suzanne se faire prendre à ce piège? C’est un vide qui s’agrandit en moi, en nous, que rien n’arrive à combler. En un instant, je me souviens de tout ce qui a précédé, les préparatifs du départ, le train jusqu’à Marseille, l’embarquement à bord de l’Ava, la soirée d’adieux, les lumignons accrochés aux haubans, les serpentins, l’orchestre qui jouait un quadrille pour les premières, et Jacques et Suzanne enlacés qui dansaient sur l’entrepont. L’eau des bassins, lisse et noire, les reflets des lumières de la vieille ville, et au large les lamparos qui glissaient lentement.