J’ai le cœur qui me fait mal quand j’entre dans la pièce. Jacques est assis à côté de Suzanne, comme s’il attendait un événement, une décision. À la lumière de la lampe à kérosène, je remarque pour la première fois ce que Julius Véran a vu d’un seul coup d’œil. Le visage tendu de Suzanne, les paupières lourdes, les lèvres sèches et gonflées, cette expression de douleur absente, d’étonnement, que j’ai vue sur le visage de John Metcalfe avant qu’on ne l’emmène sur l’îlot Gabriel.
Je ressens de la colère tout à coup, à l’idée que le Véran de Véreux venait chaque jour voir Suzanne, la figure tout enfarinée, comme s’il prenait simplement des nouvelles. En réalité il cherchait à discerner les premiers signes du mal pour l’expulser sur Gabriel, pour l’exiler loin des vivants. Je ne peux plus me maîtriser, je tremble de colère, je marche vers l’infirmerie, à la recherche du tyran. Il n’y a là que Mari, assis à sa place devant la porte, fumant philosophiquement sa pipe de ganjah. Quand je lui demande où est Véran, en français d’abord, puis en créole — kot fin alé? —, il me regarde sans répondre, de ses yeux laiteux, indifférents. Mais je n’ai pas besoin de sa réponse. Je cours à travers les rochers, jusqu’à la baie des tombes, et je monte la pente du volcan sans reprendre mon souffle. Je veux atteindre le cratère avant la nuit, le chaos de basaltes où Véran s’installe chaque soir, pour regarder du côté de Palissades. L’homme est assis sur un rocher plat, à l’aplomb de la source. Au-dessous, déjà dans l’ombre, les femmes indiennes puisent l’eau, certaines sont nues jusqu’à la ceinture et lavent leurs longues chevelures. J’ai vu les taches rouges et jaunes de leurs vêtements qui sèchent sur les rochers noirs. La colère me prend. Je ne puis accepter son regard vicieux posé sur ce lieu secret, sur cette eau vierge. Je pense à ce qu’il a fait, au désespoir d’Uka, aux coups de revolver qu’il a tirés contre le cabri de Choto.
D’un bond je suis sur lui, il tourne la tête au moment où je serre son cou dans le creux de mon bras. Une seconde, il est surpris et se plie en avant, tandis que je le frappe du poing gauche. Puis il se redresse, et c’est moi qui suis sous lui, ma tête heurtant la roche. «Petit merdeux, je vais t’apprendre!» Il est immensément lourd et fort. Il a posé un genou sur chacun de mes bras, et je ne peux plus bouger, malgré mes efforts enragés. Alors, avec une colère froide, il entreprend de m’étrangler. Ses mains serrent mon cou, écrasent ma gorge. Je vois son visage au-dessus de moi, un masque aux yeux noirs enfoncés, l’expression de haine et de folie qui fige ses traits. Il ne dit rien, il ne bouge pas, simplement ses mains serrent mon cou et m’étouffent. Alors que je suis sur le point de m’évanouir, j’entends la voix rocailleuse de Bartoli. Il le tire en arrière par les épaules, essaie de lui faire lâcher prise. Il crie: «Bon sang, mais lâchez-le! Ce n’est qu’un enfant, vous allez le tuer!» Les mains de Bartoli ouvrent les doigts, un par un, et finalement Véran desserre son étreinte. «Lâchez-le! Vous êtes devenu fou!»
Je peux respirer de nouveau. Véran se relève, entraîné par Bartoli. Il est très pâle, son visage encore contracté de meurtre.
Je titube entre les rochers, l’air brûle ma gorge quand je respire, j’ai des larmes dans les yeux. Je ne sais ce qui m’a fait le plus mal, de l’étranglement ou de ma colère impuissante.
Sans me retourner, je redescends la pente vers le cimetière. Le soleil couchant a mis sur la lagune une couleur de sang, les îles sont des caillots noirs, emportés par la fumée des nuages, par la nuit. Comme je traverse l’ancien cimetière, je vois Surya. Elle est debout au milieu des rochers, elle est à demi tournée, comme si elle était prête à s’enfuir. Au-dessus, il y a le champ d’Ananta où j’ai travaillé, les terrasses et les rondages. Tout est silencieux, vide. Surya est venue jusqu’à moi, elle passe sa main sur mon visage. Le sang a collé mes cheveux sur ma tempe, là où ma tête a heurté la roche.
«Qu’est-ce que tu as? Tu t’es battu?»
Comme si rien ne s’était passé, comme si nous nous étions vus la veille. Elle marche avec moi jusqu’au rivage, puis elle me laisse, elle retourne auprès de sa mère. Elle murmure, avant de partir: «Cette nuit, je t’attendrai là-haut.» Elle montre l’escarpement où s’ouvre la grotte.
Cette nuit, nous ne dormons pas. Nous sommes seuls tous les trois dans la maison de la Quarantaine, entourés par le vent et la rumeur de la mer. C’est notre dernière soirée. Jacques en a pris son parti. Demain, nous serons à Gabriel.
Suzanne est couchée au fond de la pièce, à côté d’elle la lampe punkah éclaire son visage, son regard filtrant à travers ses paupières, sa bouche aux lèvres gercées. Peut-être qu’elle glisse sur son rêve fiévreux, dans un autre monde, dans un autre temps, dans les prés trop verts de Hastings, ou bien sur la jetée-promenade où l’orchestre joue l’ouverture du Fleidermaus, dans les tourbillons d’oiseaux de mer.
Il me semble qu’elle nous écoute, du fond de son somme. J’ai dit à Jacques:
«Parle-nous encore de la maison d’Anna.»
Il me regarde sans comprendre. Il a ôté ses lunettes. À la base de son nez, il y a la marque qui accentue le bec aquilin des Archambau.
«Est-ce que je suis né à Anna?
— Tu es né à Anna, dans une chambre du haut, je m’en souviens. C’était pendant une tempête terrible, tout le monde craignait un cyclone. Il n’y avait pas de docteur, il fallait aller le chercher à Quatre-Bornes, papa est parti avec la voiture à cheval sous une pluie battante, par la route qui passe entre les montagnes, la nuit tombait, tout le monde l’attendait, et ça a duré, duré, moi je crois que j’ai fini par m’endormir devant la porte, et tu es arrivé pendant que je dormais, quand papa est revenu avec le docteur tu étais déjà là.»
C’était la première fois qu’il me parlait de cela, de ma naissance, de la tempête. Cela me faisait mal, et en même temps, cela me rendait fort, plein de chaleur. Je pensais à Surya, ce qu’elle m’avait murmuré au moment où elle partait et je voulais que la nuit marche plus vite.
J’entends le bruit du vent, j’ai le goût de la mer sur mes lèvres, comme au jour de notre arrivée sur l’île. Il me semble entendre le sifflet du sirdar, de l’autre côté, mais pourquoi? L’aube est encore loin, la nuit est longue.
«Quand je t’ai vu pour la première fois, c’était le jour suivant, ou peut-être même la semaine d’après, parce que le docteur avait dit que tu étais arrivé trop tôt, tu étais fragile. Je m’en souviens bien, un tout petit bébé avec une jolie figure, pas du tout comme les nourrissons d’habitude, et beaucoup de cheveux bien noirs. Il paraît que tu es né avec les yeux ouverts, et que tout de suite tu as regardé tout avec beaucoup d’attention.»
Suzanne ne bouge pas, mais je suis sûr qu’elle écoute. Elle respire lentement, en faisant des efforts. Je ne veux pas entendre ce bruit oppressant, je veux entendre encore des mots.
«Est-ce que j’ai eu ma chambre tout de suite?