— Non, tu penses! Maman ne voulait pas te laisser, même la nuit, elle voulait que tu restes à côté d’elle, tu avais mon berceau, en bois avec de la toile écrue, qui grinçait quand on le bougeait. Maman ne voulait pas de nénène, elle voulait s’occuper de toi toute seule. Elle te mettait sous sa moustiquaire, elle avait très peur de la fièvre, elle disait qu’elle avait entendu des rats rôder.»
Jacques se balance un peu en parlant, comme s’il cherchait à mieux se souvenir. L’oncle William disait que mon père faisait la même chose, comme les enfants qu’on interroge.
«Il y avait des rats à Anna?
— Oui, de gros rats. Papa avait fini par acheter un fox-terrier, c’était le seul moyen d’en venir à bout. Ils couraient dans les palmistes, et la nuit, dans le grenier, on entendait leurs griffes sur les poutres. Papa avait même tiré dessus à la carabine, mais il visait mal, et ça faisait trop de bruit.»
Nous rions. C’est étrange de parler d’Anna, comme si tout était normal, comme si nous étions en voyage à l’autre bout du monde, et que nous allions réellement revenir. Comme si tout ça pouvait recommencer.
Le vent a dépouillé le ciel, les étoiles brillent avec force et au-dessus du lagon la lune est montée, une lune décroissante, penchée de côté comme un fruit entamé. Maintenant Jacques parle de Suzanne. Il n’a pas dit son nom, il a simplement continué, presque sans s’en rendre compte, avec l’été de leurs noces, à Hastings.
«Elle voulait absolument prendre un bain chaque matin, malgré le vent et la pluie, elle emportait un grand drap pour faire comme une cabine, je l’accompagnais jusqu’à l’eau… Le journal local avait parlé d’elle, il l’appelait Bathing Beauty!»
La nuit semble sans fin. La mer a fini de monter, l’eau du lagon est tendue et brillante sous la lune. C’est si beau et paisible, il semble impossible qu’il y ait la mort autour de nous. Je pense à Ananta, à son corps dont la vie se retire lentement.
Jacques ne parle plus. Il a allumé sa dernière cigarette de tabac anglais, la fumée douce s’éparpille dans les rafales du vent qui passe par la porte. Il rêve à ce paradis si proche, de l’autre côté du bras de mer, les champs de cannes qui ondulent sous le vent, les maisons blanches, les jardins, les allées bordées de filaos, les rues de la ville, animées le dimanche matin. La maison d’Anna. L’endroit que maman préférait, au bout du chemin, vers la mer, ce qu’elle appelait son théâtre, parce que chaque soir, à la tombée de la nuit, elle allait s’y asseoir pour écouter le chant des martins.
La silhouette de Jacques disparaît dans la nuit, je vois seulement le bout de braise de sa cigarette. Je tremble, je sens encore cette vibration en moi, comme les trépidations des machines de l’Ava quand nous quittions le port de Marseille, il y a longtemps, une éternité.
J’ai marché dans la nuit vers l’ancien cimetière. Je voulais arriver en haut de l’escarpement, juste pour sentir l’odeur de la fumée, l’odeur du santal dans les bûchers, pour entendre clabauder les chiens. La lune éclairait le volcan, les tombes de basalte brillaient. Je me suis retourné pour regarder la mer au-delà de Gabriel, immense et couleur de métal, les îles comme des aérolithes.
Puis j’ai senti sa présence, son regard, tout près, caché dans la nuit. Un souffle, un frisson dans la rumeur du vent et de la mer; elle qui murmurait mon nom: Bhaii…
Au-dessus de moi, la lune étincelait sur les buissons qui} cachent l’entrée de la grotte. J’ai escaladé les rochers, j’ai vu Suryavati. La lampe était allumée à l’entrée de la grotte, mais c’est la clarté de la lune qui la montrait. Elle était à genoux sur le sol. Elle portait son grand foulard, ses cheveux noirs étaient défaits, divisés par une raie. Comme je restais dans les rochers, elle m’a appelé encore, avec une sorte d’impatience: «Viens!»
Je me suis assis à côté d’elle, à l’entrée de la grotte. Ici, le vent ne soufflait pas. La petite lampe à kérosène brillait comme une étoile. Du fond de la grotte venait une odeur d’encens, très douce, enivrante. Suryavati me parlait dans la langue de sa mère. Comme une chanson à voix basse, qui entrait en moi. Moi aussi je lui parlais. Je ne sais ce que je lui disais, peut-être que je lui parlais de l’Angleterre, de la ville dont elle rêvait, non pas Londres ni Paris, mais une ville pleine de jardins et de fontaines, où Eléphant & Castle était le nom de la demeure de Rao Sahib à Jhangsi, des allées bordées d’arbres où caracolait la reine Lakshmibay avec ses deux amies de cœur, Mandra et Kashi, leurs longs châles de couleur flottant derrière elles comme des drapeaux, et la rivière en crue où elles moururent ensemble, invincibles.
Surya avait une voix étrange, rauque et basse. Elle a dit: «Ma mère s’en va à la Yamuna.» Comme je la regardais sans comprendre: «Chez nous, on ne dit pas mourir. On dit qu’on va à Vrindavan, le pays de la rivière Yamuna.» J’ai voulu lui dire quelque chose, une banalité, lui offrir mon aide, mais elle a mis ma main sur ma bouche. Son visage était tout contre le mien, la lumière de la lune brillait sur ses pommettes, par instants le blanc de ses yeux jetait des éclats. Je sentais son odeur, la chaleur de son corps, son haleine. Comme le soir où nous étions ensemble sur la plage, tandis que Choto jouait sa musique. La nuit était belle. Jamais je n’avais vécu cela de toute ma vie, j’étais sûr que jamais plus cela ne se reproduirait. Le vent avait nettoyé le ciel, la lueur de la lune avait changé les rochers en lames de métal, les broussailles, les vacoas. J’imaginais les tombes autour de nous, debout, droites comme des êtres. J’écoutais le vent, j’écoutais le bruit de mon sang, le froissement léger de la mer. Et cette vibration, comme au fond de l’océan, qui grandissait en moi, le tremblement de la mémoire.
Surya a posé ses mains sur mes épaules, dans un geste de lutteur elle m’a fait allonger sur la terre, à l’intérieur de la grotte. Je ne pouvais pas lui résister. L’odeur du santal, la fumée de l’encens nous enveloppaient, je sentais dans ma bouche le goût du sel et de la cendre. Comme si nous étions en haut d’une falaise, au-dessus de la mer, des oiseaux, sans rien qui nous précède, suspendus dans le vide. J’ai embrassé Surya, ses mains d’abord, puis son visage, ses paupières, la commissure de ses lèvres. J’ai serré son corps léger. Elle a détourné un instant son visage, puis elle a appuyé ses lèvres sur ma bouche, avec violence, j’ai eu le goût de sa salive dans ma bouche.
J’ai respiré l’odeur de la cendre dans le creux de son cou, à la naissance de ses cheveux, j’ai ouvert l’échancrure de sa robe, pour appuyer mes lèvres sur ses seins. Le désir me faisait trembler si fort que je n’arrivais plus à respirer. Je croyais que j’étais malade. C’était à cause de tout ce qui était arrivé, depuis le jour où le garde-côte était revenu, quand les marins avaient tiré contre Uka, et que Shaik Hussein avait confisqué l’eau douce et les vivres. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je la désirais, je voulais la toucher, me plonger dans son odeur, goûter à ses lèvres, à sa peau, n’être qu’un avec elle. Et au même moment, j’avais peur d’elle, j’éprouvais comme de la haine. Suryavati a senti que je tremblais, elle s’est écartée.
«Qu’est-ce que tu as?» Puis, avec une sorte de dédain: «Qu’est-ce que tu veux de moi?»
J’étais désespéré. Je croyais que je n’avais pas su ce qu’il fallait faire, que j’allais devoir retourner à la Quarantaine, à notre prison noire. Elle avait rajusté sa robe, ses cheveux noirs faisaient un grand voile sombre sur ses épaules. J’ai vu que la raie sur son front était peinte en rouge sombre.
Elle m’a fait asseoir en face d’elle, si près que nos genoux se mêlaient. «Regarde-moi.»