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Elle m’a donné une calebasse pleine d’eau de coco âpre et douce. J’ai bu longuement, et l’eau fraîche a calmé mes tremblements. J’ai voulu lui parler, peut-être lui dire que je l’aimais, avec ces trémolos des jeunes gens de mon âge infatués de poésie, mais elle m’a fait signe de me taire. Elle a posé des morceaux de résine sur le brûleur, à côté de l’autel, et la flamme est devenue très jaune. Elle a dit encore: «Regarde-moi, c’est la première fois que tu me vois.» À la lumière de la lampe, son visage était un masque d’or, ses yeux deux puits d’ombre. Je sentais son regard comme une chose matérielle, vivante, une vague, une caresse. Son regard entrait en moi, m’emplissait, se mêlait à son image et à son odeur. Je me souvenais de la pierre noire, l’après-midi où j’étais allé seul sur Gabriel, le grain de sa peau, et ma verge durcie qui se répandait dans l’écume.

Je n’avais plus besoin de parler, plus besoin qu’elle me parle. Je comprenais tout d’elle, cela allait directement de son cœur au mien, peut-être qu’elle chantait, du fond de sa gorge, un bourdonnement aigu qui se mêlait au bruissement du vent. Peut-être qu’elle disait cela avec ses mains, comme cette nuit auprès du bûcher, où en dansant elle disait son nom, la main droite levée, pouce et index joints, la main gauche ouverte, doigts éployés comme les plumes de l’aigrette. J’étais ivre, mes yeux ardaient. La nuit était sans commencement, sans fin.

J’ai senti sa main sur ma peau. Sur mon visage, sur ma poitrine, mes épaules. Sa main douce, usée comme la main d’une vieille, sa main sèche et chaude, poudrée de poussière et de kurkum, qui dessinait sur moi, traçait des cercles, rayait mon corps. Elle a dénoué sa robe et j’ai vu dans la pénombre ses seins légers, la marque étrange qu’elle avait peinte au-dessus du sein droit, un disque ou une roue, sur sa peau claire une fleur violette, pareille aux boutons des tétons. Elle a pris ma main droite et elle l’a posée sur sa poitrine, pour que je sente la chaleur de son sein, la douceur de sa peau, le tremblement lointain de son cœur.

Je savais que le moment était venu. C’était le moment le plus important de ma vie, sans le savoir c’était pour cet instant que j’avais embarqué à bord de l’Ava, que le commandant Boileau avait touché à Zanzibar malgré l’interdiction, et que nous avions été abandonnés sur l’île Plate. Rien n’était au hasard, je le comprenais enfin. J’étais retourné à la Quarantaine, j’avais cru que tout était fini, que je ne reverrais plus Suryavati. Bientôt je retournerais dans mon monde, à Maurice, ou en France. Ces jours et ces nuits, la fumée des bûchers à Palissades, l’eau vierge de la source, les cris des enfants dans le village, la musique de Choto, la maison d’Ananta, j’aurais pu tout oublier. J’aurais pu devenir un Archambau, avoir un bureau d’affaires à la rue du Rempart, aller aux courses au Champ-de-Mars, tomber amoureux d’une jeune fille du club de la Synarchie, écrire des poésies dans Le Cernéen, des articles vengeurs contre le Patriarche dans la Commercial Gazette, j’aurais pu être quelqu’un d’autre, d’indifférent, un fils de sucrier, petit-fils de négrier. Mais Surya avait tracé à la poudre sur le sol les deux étoiles à six branches et le Subra-mania qui éloigne les mauvais esprits, qui annule la loi des Patriarches, qui aveugle l’orgueil des Archambau. Le regard de Surya était irrésistible, il brillait de la vérité pure, il restituait l’éclat du soleil jusque dans la nuit.

J’ai senti la houle de son corps contre moi. Sous sa peau les éclats endurcis du basalte, et la poussière, comme de la cendre. Le goût du sel sur ses paupières, le bruit du sang dans mes artères, dans sa poitrine. Je l’ai pénétrée et elle a tourné un peu de côté son visage, parce que je lui faisais mal. Mais le désir m’emportait, si vite que je ne pouvais m’arrêter, maintenant j’entendais son souffle, mêlé à mon souffle, je sentais son corps frais comme l’eau qui coule, j’étais devenu le feu, la fièvre, le sang, et Surya me serrait entre ses cuisses d’une étreinte puissante.

Tout cela, je le savais depuis toujours, je l’avais vécu déjà mille fois en rêve. La sueur mouillait mon front, coulait le long de mon dos, et je sentais aussi la sueur de Surya, au creux de ses reins. Les coups de mon cœur, la longue vibration qui sortait de la grotte, emplissaient aussi son cœur. Et le goût de son haleine, le goût de la cendre et de la mer dans ses cheveux. Je regardais son visage, l’arc noir de ses sourcils, pareils aux ailes d’une hirondelle, ses iris couleur de cuivre, où étaient mêlés des fils bleus et verts. Je n’étais plus seul, j’étais un avec elle, elle était la mer, fraîche, lente, mouvante autour de moi. Mon sexe, cette pierre noire, droite, glissant sur la lèvre douce et humide de son sexe, la feuille de nymphéa qui enveloppe la pierre. Je me souviens du jeu de la pierre et du papier. Je me souviens des mains de Surya, la nuit où elle avait dansé pour moi près des bûchers, la lumière de ses yeux, et le geste du dieu qu’elle arrêtait devant moi, sa main droite fermée, pouce dressé, assise sur la paume de sa main gauche.

Je n’étais plus le même. J’étais un autre, j’étais elle, et avant elle, j’étais Giribala qui fuyait le long du fleuve, emportant l’enfant Ananta à travers la campagne incendiée, se cachant le jour dans les roseaux, et qui l’avait plongée dans l’eau boueuse de la Yamuna, lui avait soufflé son nom au visage.

Surya a poussé un cri, j’ai senti son corps trembler comme si une même vague passait de moi en elle, j’ai senti le flux de ma semence qui montait, qui jaillissait du monde, des roches noires du volcan, des récifs où cogne la mer. J’ai eu peur, peur de ce qui arrivait, peur de cette force irrésistible, j’ai regardé le visage de Surya troublé par une grimace, elle semblait avoir mal, j’entendais son souffle écorché, je sentais la sueur qui coulait sur ses épaules, sur son dos, sur ses seins, qui collait ses cheveux à ses tempes. Peut-être qu’elle a ressenti aussi cette peur. Les yeux fermés, elle a joint ses mains sur ma nuque et elle m’a attiré, comme quelqu’un qui se hisse. Elle a murmuré mon nom, le nom qu’elle m’a donné dans sa langue, bhaii, frère, le nom qu’elle disait quand nous marchions ensemble à travers les broussailles, et Choto qui gambadait devant nous en chassant ses cabris à coups de pierre. J’aimais comme elle prononçait mon nom.

Nous nous sommes couchés l’un contre l’autre, dans l’ombre de la grotte, tout près de la lampe qui s’étouffait. Nous n’avions qu’une seule peau, qu’un seul visage, ses yeux agrandis étaient deux puits d’ambre et je voyais à travers eux, je respirais aussi par sa bouche. Il n’y aurait plus de peur, ni de douleur, ni de solitude. Le bruit de la mer et du vent nous portait, nous grandissait, la musique des moustiques autour de nos cheveux, la rumeur de la ville des coolies, de l’autre côté du volcan. Tout cela en moi, en elle, qui s’étendait, s’unissait dans l’espace. Ce n’était pas une vague, mais un frisson, le souffle froid de Shitala qui annonce la mort, le vent avant la pluie. La lave noire, le radeau de lave noire, glissant sur l’océan en feu, le ciel, les astres lointains. Les hommes là-bas, si loin. Dans leur paradis muré par la mer, les hommes. Dans leurs villes interdites, Londres, Paris, les rues d’Eléphant & Casde, les quais de Marseille, la rue Saint-Pierre qui va jusqu’à la Conception. Dans leurs bateaux ancrés à l’embouchure du Tollys Nullah, devant la rivière Hughli rayée par la mousson, attendant le jour du départ vers l’autre extrémité de l’Océan, vers Mirich Desh, vers Demerara, Georgetown, Trinidad Fidji. Et toujours, les nappes de la fumée des bûchers qui recouvrent les berges, qui traînent paresseusement sur le rivage, répandent leur odeur suave et nauséeuse.