Выбрать главу

Je voulais sentir toujours le goût du sang, de la salive et de la sueur, parce que c’était le goût de Surya, de sa vie. Je voulais ne jamais cesser de ressentir le frisson qui monte en elle, depuis la plante de ses pieds jusqu’à ses paumes mouillées, jusqu’à la racine de ses cheveux mouillés, et me plonger dans ses yeux. Sa voix disait mon nom, bhaii, doucement, comme si elle m’interrogeait, ou qu’elle se plaignait. Ses mains tenaient ma nuque, ne la lâchaient pas, son corps se hissait lentement hors de la mer, elle respirait à grands traits. Ensemble nous glissions, en volant, ou plutôt en planant, contre l’aile noire du ciel. Nous étions des oiseaux, tout à fait des oiseaux.

Lentement, je suis retombé. J’ai senti les pointes dures des obsidiennes. La grotte était chaude, humide. La sueur faisait des ruisseaux sur mon dos, entre mes omoplates. Suryavati était debout, je l’ai vue se draper dans son grand châle rouge et se glisser dehors, à travers les broussailles. Elle s’en allait. J’ai crié son nom, bêtement, j’ai dit, moi aussi, bahen, sœur! La nuit était silencieuse. La flamme de la lampe s’était éteinte. Devant moi il y avait la pente du volcan, les roches dures, phosphorescentes. Les nuages déchirés, des pans de ciel troués d’étoiles. Suryavati est revenue me faire taire. Elle s’est assise à l’entrée de la grotte. Son visage et ses mains étaient mouillés d’eau froide.

Nous avons marché en silence jusqu’au petit bois de filaos, longeant les plantations. Le vent faisait un bruit de forge, et la mer sur les récifs. Nous étions à quelques pas seulement des maisons de la Quarantaine, nous marchions le long d’une bande de sable phosphorescente sous la lueur du ciel. Ici, tout était froid et menaçant. Je comprenais pourquoi Choto et les enfants ne voulaient pas s’aventurer jusqu’ici. Ce n’était pas seulement à cause du revolver de Julius Véran. Tout faisait penser à la mort. À peine quelques monticules, et les troncs noirs des filaos nous séparaient de Palissades, si près qu’on entendait les chiens aboyer. Mais ici, c’était abandonné, jeté au vent et aux embruns, une côte de naufrageurs.

Nous sommes passés à proximité des latrines et de la citerne, dans un nuage de moustiques qui pénétraient jusque dans la gorge. Surya allait vite, posant ses pieds exactement sur les pierres du chemin, se glissant sous les branchages sans y toucher. Quand nous sommes arrivés sur la plage, elle est entrée dans l’eau sans m’attendre, elle a plongé. La mer était haute, un lac noir. De l’autre côté de la barrière, les vagues en déferlant vibraient jusqu’au fond du lagon. Par instants, à la lueur de la lune, je voyais les jets de vapeur entre les rochers noirs, à la pointe du Diamant.

Je suis entré à mon tour dans l’eau très douce et tiède, je cherchais Surya. Puis j’ai senti son corps contre moi, ses habits collés à sa peau, sa chevelure ouverte dans l’eau comme des algues. Jamais je n’avais ressenti un tel désir, un tel bonheur. Il n’y avait plus de peur en moi. J’étais quelqu’un d’autre, quelqu’un de nouveau.

«Regarde, bhai, le jour se lève.» L’eau glissait autour de nous comme une rivière, grise et miroitante, l’eau qui entrait par la passe du nord du récif et traversait le détroit entre les deux îles, jusqu’à la passe du sud.

Mes lèvres ont cherché la bouche de Surya. Je la tenais par sa taille souple, elle riait. Ensemble nous retombions dans l’eau, je sentais ses jambes s’enrouler autour des miennes, ses bras qui me serraient. Nous suffoquions. Nous nous redressions, le temps de reprendre notre souffle. Nous étions redevenus des enfants. Nés à nouveau, dans l’eau courante du lagon, sans passé et sans avenir.

La mort n’était rien. Juste le souffle de la déesse froide qui passe sur l’île. À un moment, Surya a dit: «C’est comme la rivière où ma mère est née.»

Elle se tenait debout devant moi, avec une gravité étrange, l’eau jusqu’à la taille. Le ciel s’éclaircissait lentement, mais je ne voyais que sa silhouette, sa chevelure alourdie par l’eau. La fraîcheur du lagon m’avait lavé, avait dénoué mes nerfs. Je sentais une paix, une sorte d’innocence.

Elle dit: «Maman m’a donné sa bénédiction. Elle m’a dit que je pouvais être ta femme. Elle va aller à Vindavan maintenant.»

Mon cœur battait lentement. Tout était lisse comme l’eau, la lumière commençait à éclairer Surya, à briller sur ses cheveux, sur ses épaules. Nous sommes retournés sur la plage. Les coups sourds des vagues qui cognaient la barrière de corail étaient très lents aussi, très longs. Le vent avait cessé. Les moustiques tournaient autour de nos cheveux. L’air était doux, presque chaud déjà, dans quelques instants le disque du soleil allait apparaître au-dessus de la pointe du Diamant. Surya avait étendu son grand châle sur les batatrans pour le faire sécher. J’ai posé ma tête sur sa poitrine. «Tu m’emmèneras?» J’ai posé cette question comme un enfant geignard. «Nous resterons toujours ensemble?» Elle n’a rien répondu. Comme elle avait demandé pour Londres, je lui ai dit: «Tu m’emmèneras avec toi jusqu’à la Yamuna?» Elle a mis ses mains chaudes sur mon visage. Peut-être qu’elle voulait me dire que tout cela n’était que des mots, des contes sans vérité.

Je me suis endormi, ma joue appuyée contre sa poitrine, en entendant les coups de son cœur, mêlés à la vibration des vagues sur le socle de l’île. Un peu avant que le soleil ne jaillisse de l’horizon, elle s’est levée doucement, elle a mis ma tête dans le creux de mon bras replié, et elle est partie. Elle a tenu un instant ma main, dans mon demi-sommeil j’essayais de la retenir, elle a dû défaire mes doigts un à un.

C’est à elle que je pense

C’est à elle que je pense, maintenant, à la petite fille qui tient serrée très fort la main de sa mère, au moment de franchir la coupée et de monter à bord du bateau gris, dont la haute cheminée crache une épaisse fumée, qui doit partir pour Mirich Tapu, Maurice, le pays d’où on ne revient pas. Il pleut, la mousson est déjà là, après ces mois de chaleur et de sécheresse, le long du fleuve, après ces journées interminables dans le camp de Bhowanipore, sur le canal du Tollys Nullah, à Calcutta.

Tous les bateaux sont déjà partis pour l’autre bout du monde. Il ne reste que l’lshkander Shaw, amarré devant le camp, qui doit prendre les immigrants vers Maurice, quelque deux cents hommes et une soixantaine de femmes, plus des enfants, des moutons et des volailles.

À quoi pense-t-elle tandis qu’elle franchit la planche vermoulue posée sur le pont du navire? Est-ce qu’elle se retourne pour regarder une dernière fois le camp, comme si quelque chose d’elle restait attaché à ce paysage, cette muraille en boue qui ferme le camp, la haute porte en bois, et les maisons communes des coolies, avec leurs murs de planches sans fenêtres et leurs toits de feuilles, et, le long du mur, alignées en demi-cercle, les huttes où les femmes et les hommes célibataires cuisinaient chaque matin, la citerne, et les quelques arbustes décharnés, sous lesquels les hommes s’asseyaient vers le soir pour bavarder. Ananta serre la main de sa mère, elle regarde le camp sans dire un mot. Elle s’en souviendra toujours, jusqu’à sa mort.

Je pense à Ananta comme à quelqu’un que j’aurais connu, une aïeule dont je porterais le sang et la mémoire, dont l’âme serait encore vivante au fond de moi. Je ne sais d’elle que ce nom, et qu’elle avait été arrachée à la poitrine de sa nourrice assassinée, à Cawnpore, pendant la grande mutinerie des sepoys en 1857. Ce que m’a raconté ma grand-mère Suzanne, quand j’étais enfant, la légende de mon grand-oncle disparu.

Mais je ne sais rien de la femme qui lui avait sauvé la vie, et que j’appelle Giribala en souvenir de Rabindranath Tagore. C’est le voyage d’Ananta et de Giribala qui me donne une certitude, plus que n’importe quelle aventure. La lumière de l’aube qui éclate malgré les nuages de la mousson, du côté de l’estuaire du Tollys Nullah, et les vols d’ibis au ras de l’eau, basculant dans les méandres. La coupée, juste une planche vert-de-grisée, glissante, le long de laquelle elles se hasardent, en se tenant très fort par la main, et le regard d’Ananta vers le camp, pour ne jamais oublier.