La nuit s’est effacée. Emportant l’odeur de la mort, les cris des femmes que les assassins passent au fil de l’épée, les silhouettes grotesques des enfants pendus au gibet de Bénarès, leur cocarde autour du cou. Et toute cette eau boueuse, qui descendait lentement, lourdement, jour après jour, mois après mois, le fleuve si vaste que l’autre rive disparaissait dans la brume, jusqu’à Calcutta, jusqu’au camp de Bhowanipore.
Giribala aussi se retourne, elle s’arrête une seconde, malgré les injonctions des arkotties sur le pont du navire. Peut-être que durant l’espace de cette seconde, elle pense elle aussi à tout ce qui reste sur la rive, dans le dépôt des immigrants, comme si c’était déjà une autre vie.
À Janpur, elle a rencontré l’agent recruteur qui les a vendues, elle et sa fille, au Français Lemaire, représentant de la Bird and Co. Un petit bonhomme replet, habillé d’un complet de lin impeccable et coiffé du chapeau helmet à l’anglaise, flanqué de son interprète aussi menteur et rusé que lui. À toutes les femmes qui arrivaient, il racontait la même histoire, le travail qui les attendait là-bas, dans l’île miracle, les palais du «Sarkar» anglais, avec ses jardins, ses rivières, l’argent qu’elles allaient mettre de côté pour une vie nouvelle, pour se marier. C’est lui qui a organisé le départ vers l’Hughli, vers Calcutta. Tour à tour charmeur et menaçant, quand une des femmes cherchait à reprendre sa parole et s’en aller. Alors, par la voix de l’interprète, il exigeait d’elle qu’elle rembourse tout, depuis la roupie payée à l’arkottie jusqu’aux frais du voyage en bateau, sans compter le drap qu’elle avait reçu et tout le riz décortiqué et le poisson séché qu’elle avait mangés depuis son arrivée au camp.
Mais Giribala n’a pas pleuré, n’a pas jérémiadé. Sans hésiter, elle a apposé à l’encre rouge la marque de son pouce sur le registre de la Bird and Co, qui porte la mention: accompagnée d’un enfant de sexe féminin âgé plus ou moins de sept ans.
En échange, elle a reçu le «collier», la médaille de laiton sur laquelle était marqué au coin le chiffre 109, et la petite boîte de fer-blanc dans laquelle elle devait garder tous ses papiers, le contrat d’engagement et le passeport l’autorisant à quitter la colonie. Pour la première fois, elle a entendu le nom de la propriété où elle allait travailler, un nom étrange qu’elle a répété dans sa tête jusqu’à ce qu’il devienne aussi familier que si elle y avait toujours vécu: Alma.
Ce soir-là, après la signature des contrats, près des cuisines du camp, à l’abri de la pluie, les femmes racontaient des histoires incroyables, des enfants qu’on avait enlevés pour presser leurs crânes comme des cocos afin d’en extraire l’huile, des vieillards que les Blancs donnaient à manger à leurs chiens, et les aliments impurs que les Ferenghis mêlent à la nourriture des coolies, pour les damner. Giribala écoutait ces sornettes en haussant les épaules. Rien n’était aussi terrible que ce qu’elle avait vu à Cawnpore, les femmes et les enfants tués à coups de bâton par les sepoys, et la vengeance des Anglais qui attachaient les hommes à la bouche des canons et les pulvérisaient au-dessus des champs.
Elle serrait contre elle sa fille, son seul bien, son unique trésor. Pour Ananta Devi, elle était prête à affronter tout, l’Océan, les incertitudes du voyage et la méchanceté des hommes. Pour elle, pour les joyaux de ses yeux couleur de saphir, pour sa longue chevelure aux reflets d’or, elle irait à l’autre bout du monde, à Mirich Tapu, Mirich Desh.
Le 1er juillet
Le départ pour Gabriel a eu lieu ce matin. Jacques a soutenu Suzanne jusqu’à l’embarcadère en ruine. J’étais à sa droite, je la tenais par la main. La fièvre la brûlait. À mi-chemin, elle a pleurniché un peu: «Je ne peux pas, je ne peux pas, regarde, je n’ai plus de jambes!» Elle s’est assise sur un rocher. Le ciel était zébré, jaune éblouissant Devant nous, de l’autre côté du lagon, l’îlot paraissait sombre, hostile, une pyramide funèbre. Il y avait des oiseaux qui frôlaient la surface de l’eau, des goélands, des gasses. Mais je n’ai pas vu les vrais maîtres de l’îlot, les pailles-en-queue à brins rouges.
«Allons, viens, nous sommes presque arrivés.» Comme elle ne pouvait pas, Jacques l’a soulevée dans ses bras. Elle semblait légère comme un mannequin de chiffons, avec sa longue chemise blanche qui faisait un éventail jusqu’à terre, ses cheveux courts bouclés par la chaleur. On aurait dit qu’elle et Jacques célébraient une deuxième fois leurs noces. Mais le visage de Jacques était endurci, avec son verre cassé, sa barbe trop longue et ses habits poussiéreux, il avait l’air d’un vagabond. À l’embarcadère, j’ai vu la silhouette massive de Julius Véran. Un peu en retrait, en position de surveillant, il y avait Shaik Hussein accompagné de son arkottie. Aussi quelques femmes que je ne connaissais pas, le visage voilé par des foulards, et des enfants presque nus. C’était silencieux, solennel, vaguement menaçant Suzanne marchant comme une condamnée, jusqu’à la barque pourrie qui manquait chavirer, et qui prenait l’eau à une telle vitesse qu’il fallait écoper sans arrêt durant la brève traversée jusqu’à Gabriel.
La marée était encore haute, mais le jusant commençait à se déverser par la passe du sud. Pendant que j’étais occupé à écoper, le vieux Mari et Jacques s’efforçaient de lutter contre le courant, l’un à la godille, l’autre (Jacques) debout à la proue, cherchant un appui pour la perche. Quand nous abordâmes le canal, il y eut un moment de panique parce que Jacques ne trouvait plus du tout le fond, et la barque se mettait de travers, dérivait vers la passe. Il avait posé un pied sur le bord, et il essayait de ramer avec la perche, et ne réussissait qu’à faire entrer davantage d’eau dans la barque. Et le vieux Mari qui lui criait: «Donne-li papa! Donne-li!» En n’importe quelle autre circonstance, la scène aurait été absolument comique, mais en cet instant elle était odieuse, tragique. Sous son ombrelle défraîchie, Suzanne était exsangue, sa tête appuyée contre les paquets et le matelas enroulé. Je pensais à la traversée de John et Sarah Metcalfe, il y avait si longtemps que je n’arrivais pas bien à me souvenir de la date. C’était avant-hier, peut-être, ou la semaine dernière, mais ç’aurait aussi bien pu être il y a un an. Il s’était passé tant d’événements depuis.
Jacques a fini par passer la perche au vieux Mari, et en quelques poussées énergiques nous avons atterri sur le banc de sable de Gabriel. Le débarquement et la marche vers les campements ont duré longtemps. Mais Suzanne avait tout d’un coup recouvré son courage, comme si cette traversée était pour elle les prémices de notre départ pour Maurice. Avec Mari, j’ai transporté le matelas. Suzanne marchait devant nous, son bras autour des épaules de Jacques, son ombrelle noire ouverte en arrière, comme à la promenade.
Les campements sont au pied du piton central, à l’abri des alizés, non loin de la clairière où Nicolas et M. Tournois ont été brûlés, où j’ai bâti les cairns en leur mémoire. Je n’y étais pas retourné depuis ce jour, et à présent, l’îlot me paraissait beaucoup moins effrayant. Il y avait un premier campement, suivi de deux abris plus précaires où se trouvaient John et Sarah, et les coolies contaminés. La hutte où devait s’installer Suzanne était faite d’un muret de laves sur lequel avait été bâti à la hâte un toit de toile et de feuilles. Jacques avait tout préparé, nettoyé. Le sol avait été aspergé au Condys, la base des murs peinte à la chaux et le terrain alentour soigneusement désherbé et épierré. Depuis des jours, sans en parler à personne, Jacques avait tout prévu pour rendre un aspect à peu près agréable à cet endroit sinistre.