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Lorsque nous sommes arrivés au campement, une silhouette est apparue dans les broussailles, l’air farouche, sauvage, et j’ai eu du mal à reconnaître Sarah Metcalfe. Elle s’est approchée pour embrasser Suzanne. Elle ne semblait pas se souvenir de moi ni de Jacques. Elle était très maigre, son visage et ses mains noircis par le soleil, par la suie. Elle a paru heureuse de revoir Suzanne, presque gaie. J’ai senti son odeur, une odeur étrange, de crasse, de fumée, un peu aigre, qui me repoussait. Ensuite elle m’a reconnu. Je ne savais pas quoi lui dire. Elle m’a entraîné par la main, elle parlait fort. «Viens, je suis content que tu es venu, j’espérais que tu viens le voir, il te demande beaucoup.» Avec son accent traînant, mais la voix claire. Je la revoyais le jour du départ, attachée au corps de John, il me semblait que c’était il y avait très longtemps. «Il est là, il sera content de te voir. Il me disait que tu es comme son frère.» Je la suivais à travers les broussailles, jusqu’à la deuxième clairière où se trouvaient les huttes des contagieux. On était presque à la pointe de Gabriel, entre les rochers apparaissait la ligne de l’horizon, la longue bande verte de Maurice. «Il est près de la porte, là il peut voir tout le temps son paradis. Il peut voir son île, il doit être bien content tu sais.» La hutte était vide. Au bout de la clairière, dans le chaos rocheux, il y a une planche debout, maintenue par un petit tas de pierres noires, qui vibre dans le vent continu. Sur la planche, de travers, écrit à la mine de plomb, j’ai pu lire le nom, et la date: John Metcalfe, 5 7ber 1847/28 march 1891. J’ai compris d’un seul coup, sans comprendre. C’est cette date surtout qui me faisait sursauter, comme quelque chose d’incongru, d’invraisemblable. Je la relisais attentivement, comme si cela avait encore plus d’importance que la mort de John. La date que Sarah a écrite sur la planche comme date de sa mort est exactement celle du jour où nous sommes arrivés dans les bâtiments de la Quarantaine. Est-ce sa folie? Est-ce qu’elle se souvient réellement du jour où le garde-côte nous a abandonnés sur l’île, comme si nous étions condamnés? Est-ce que cela a une importance?

Sarah Metcalfe s’est assise à côté de la tombe, dans le vent qui bouscule ses cheveux et ses haillons. Le soleil du matin brillait sur la mer belle, faisait tout proches les îlots, l’aérolithe englouti du Coin de Mire. Et devant nous, la côte de Maurice, verte, immense, ses pics bleus coiffés de nuages. «Le pâtre promontoire au chapeau de nuées.» Le vers de Hugo m’est revenu, comme si Sarah pouvait comprendre. Et les mots du Bateau ivre, que Suzanne dit si bien:

Je sais les deux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs et les courants: je sais le soir, L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes…

À côté de la tombe, en contrebas, parmi les rochers déchiquetés par le vent et les embruns, il y a un abri de branches mortes mal ajustées, couvertes d’un bout de toile cirée maintenue par des pierres, quelque chose comme un terrier, ou une cabane de clochards accrochée aux piles d’un pont. C’est là que Sarah est entrée, rapidement, se faufilant à quatre pattes, sans plus me regarder, comme si tout d’un coup elle m’avait oublié. Quand je suis revenu à la hutte de quarantaine, je n’ai pas eu besoin de questionner Jacques. Il m’a dit, d’une voix un peu étouffée, pour que Suzanne n’entende pas: «Il est mort le soir même de son arrivée. Il n’y avait plus rien à faire.» J’avais entendu Julius Véran en parler, je ne voulais pas le croire: Sarah est devenue folle.

J’ai marché jusqu’au piton du milieu. Le soleil brûlait déjà, avec de grands éclairs de lumière sur les triangles des basaltes. Gabriel est beaucoup plus chaud, plus âpre que l’île Plate. Cet îlot semble une ébauche de sa voisine, plutôt une épure. Tout en angles, en brisures, en coulées de lave et forêt de buissons épineux, encerclé par le bruit des vagues qui se brisent sur la côte sud-ouest, et longé au nord par le lagon émeraude que traverse une longue griffe de sable blanc.

Je ne sais pourquoi, j’ai ressenti une sorte de soulagement quand nous avons débarqué sur la plage de Gabriel. Suzanne paraissait insouciante elle aussi, elle marchait appuyée sur Jacques, elle riait presque. Pour elle, le passage sur Gabriel était la première étape sur le chemin du retour. On nous avait isolés, pour pouvoir nous embarquer sur le garde-côte et nous renvoyer en Europe. Mais peut-être ressentait-elle l’ivresse de découvrir ce rocher nu, la solitude extrême de la mer, la violence du vent, sans autre abri que ces huttes précaires, loin du regard de Véran, loin des coups de sifflet du sirdar. Comme si la brûlure des roches et des broussailles pouvait nous guérir du mal, de la fièvre, de la peur. Peut-être allons-nous succomber à la folie les uns après les autres, rejoindre dans son illusion Sarah Metcalfe, le visage noirci par la fumée et les yeux éblouis à force de regarder la ligne de Maurice inaccessible à l’horizon!

Je suis parvenu au sommet du piton, face au nord. Il me semble que je suis Robinson à l’instant où il découvre les limites de son domaine, entouré par l’infini de l’Océan! Les rafales me bousculent, m’étouffent. Je suis adossé à une ancienne plate-forme cimentée, là où autrefois se dressait le mât des signaux. Les ouragans ont cassé le mât, et il ne reste plus que les débris de l’armature rouillée, rongée par la mer, pareille à des ossements. La pente du piton descend jusqu’au lagon. Je vois avec netteté, en transparence, la demi-lune de la barrière de corail, le chemin sombre qui permettait à Suryavati de venir de l’île Plate. Devant moi, l’île semble solitaire, abandonnée. Les cubes noirs des plaisons de la Quarantaine sont encore plus vides. Comme il est risible que Julius Véran ait voulu défendre cela, son royaume, ces rochers arides où les arbres sont tordus par le vent, cette plage âpre et ces baraques aux fenêtres vides. Sont-ils encore dans le bâtiment sans fenêtres à côté de l’infirmerie? Je n’aperçois aucun signe de vie. Même le vieux Mari a disparu. Les deux guetteurs ont dû rejoindre leur poste d’observation en haut du volcan, armés de leur lunette d’approche et de leur revolver, comme à la veille d’une guerre! Vue de Gabriel, Plate paraît plus grande, elle me semble même illimitée, inconnue, avec ce long cap qui court vers l’est, au ras de la mer, terminé par l’icosaèdre du Diamant auréolé d’oiseaux.

Je regarde le volcan, j’essaie de deviner les mouvements de la vie. Choto, caché dans les broussailles, guettant les cabris. Vers l’escarpement, les femmes qui travaillent dans les plantations, qui arrosent le riz et les patates. Les vieilles et les enfants à la recherche de petit bois pour le feu. De l’autre côté du cratère, il y a le creux humide et tiède dans les basaltes, bruissant d’insectes, où les femmes lavent leur linge dans l’eau froide de la source, en écartant les songes et les ipomées, à l’ombre du grand Datura.

Je me souviens de l’après-midi avec John, son enthousiasme quand nous descendions vers le ravin: «Cet endroit est le paradis!» Il cueillait les spécimens, détachait les racines en creusant doucement autour des radicelles, plaçait chaque feuille entre les claies garnies de feutre humide. Le soir, à la lumière du quinquet, il ouvrait le bocal de formol qui empestait toute la pièce. «Metcalfe, vous nous faites respirer une odeur de mort!» lui criait Jacques. Et lui, son grand corps penché en avant, sa tête rouge transpirant à la chaleur de la lampe, enduisait les feuilles et les racines avec son pinceau à pâtisserie imprégné de l’élixir d’éternité. Puis il dictait le nom à Sarah, lentement, qui l’écrivait à la mine de plomb sur le cahier, comme une formule magique. Ce soir-là, à défaut de l’indigotier endémique, nous avions découvert dans une crevasse, près de la source, un spécimen rare de Filices, une longue liane tigrée, dont je n’ai pas oublié le nom, Adiantum caudatium, et une variété de citronnelle au parfum acéré, sensuel, que le formol avait noyée à son tour.