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Je regarde le col du volcan où nous avions marché longuement, jusqu’à la nuit, comme des chercheurs d’or, sans prendre garde à la morsure du soleil. Nous étions si près de Palissades que nous entendions les voix des femmes et des enfants dans les maisons. C’est Ramasawmy qui nous avait renvoyés, non pas violemment à la manière du sirdar, mais seulement en se montrant au bout du chemin, nous regardant, sans rien dire. Et ce même soir, j’avais rejoint Surya au milieu des bûchers.

Je regarde l’île Plate, il me semble qu’elle a la forme même du passé, comme si j’étais entré dans une autre vie, perché sur un observatoire en dehors du temps, et que je pouvais apercevoir chaque détail, chaque pierre, chaque buisson témoins de ce que j’avais vécu. Ou comme dans ces rêves où l’on se voit vivre et agir au fond de la chambre voisine, par l’ouverture d’un étroit guichet.

Ce que je voudrais voir, c’est l’autre versant, l’autre côté du volcan, la baie des Palissades, où se trouve tout ce qui maintenant a de l’importance pour moi, Suryavati, Ananta, ce qui me fait peur et que je désire en même temps. J’ai faim d’aller là-bas, de sentir à nouveau l’odeur des fumées du soir, le santal, le kurkum, j’ai faim d’entendre les voix et les rires, le glissement doux de la langue indienne, le chant bengali, urdu, tamoul, la flûte douce de Choto devant la mer.

Il n’y a que ce mince détroit qui me sépare de celle que j’aime, rien que cette langue de sable et de corail rompue par la marée. Je suis assis sur les ciments du sémaphore. Derrière, à gauche et à droite, il y a la mer ouverte, violente, et la côte de Maurice. Mon domaine est si près. Pourquoi suis-je ici, en exil? Il me semble que j’ai vécu toute ma vie sur Plate, c’est ma terre natale, c’est là que j’ai tout appris, il n’y avait rien auparavant, il n’y aura rien après.

J’ai des larmes dans les yeux. Je ressens le vertige, la nausée. J’ai si faim. La fièvre me brise les membres et fait entrer un souffle froid au centre de mon corps. Je sais que c’est Shitala, la Froide, celle qui règne sur ces îles, qui annonce le Seigneur Yama.

J’ai eu envie de plonger dans l’eau transparente et nager jusque de l’autre côté, jusqu’à l’embarcadère. En même temps, je sais que je n’en ai plus la force. Le torrent qui coule par la passe est infranchissable, je serai emporté vers le large, puis rejeté par les vagues sur les lames du récif. La barque du passeur est hors de vue, cachée dans les batatrans, près des cabanes de la Quarantaine. Ce n’est qu’une vieille plate pourrie qui fait eau de toutes parts, mais sans elle je ne peux atteindre l’autre rive. Le vieux Mari doit être assis à l’ombre de l’infirmerie, mâchant son bétel. Je sens son regard vide, troublé par le glaucome, son regard qui n’attend rien. Peut-être que nous nous sommes tous trompés. Ce n’est pas le sirdar, ni Véran, ni même le Patriarche qui nous retiennent ici. C’est le passeur, à l’obstination d’aveugle.

Moi aussi, je rêve, en haut de mon observatoire, pris dans le lent frisson de la fièvre. Je rêve à Surya, telle que je l’ai aperçue la première fois, en train de marcher sur l’eau du lagon le long du récif, mince et légère contre le mur d’écume, pareille à une déesse. Je voudrais la voir apparaître devant moi, maintenant, je voudrais pouvoir crier son nom, pour que le vent apporte ma voix jusqu’à elle. Là-bas, sur le rivage de Plate éclairé par le soleil, peut-être qu’elle va revenir, que tout va pouvoir recommencer.

Peut-être ai je crié? Je titube sur le sommet du piton, puis je descends de roche en roche, vers le lagon. J’arrive au-dessus des citernes, le seul souvenir des coolies abandonnés sur l’îlot en 1856. Elles sont grandes, plutôt en meilleur état que celles de Plate. Chacune a conservé son couvercle en fonte auquel est attaché un seau en zinc. À genoux sur le toit, je fais pivoter le lourd couvercle, et je lâche le seau au fond de la citerne. L’eau est fraîche, presque douce, sans ces larves de moustiques qui causaient des vomissements à la Quarantaine.

Je bois longuement, pour éteindre le feu qui me brûle, le froid qui souffle au centre de mon corps. Je pense à Jacques et à Suzanne. Il faut que je les aide, que je m’occupe d’eux. Que je leur apporte à boire, que je leur prépare quelque chose à manger.

Sous la tente, Jacques s’est endormi, écrasé de chaleur. Mais Suzanne ne dort pas. Elle est allongée à même la terre, dans sa longue chemise poussiéreuse. Je vois d’abord ses pieds nus très blancs, ses bras. Elle a les mains posées à plat sur le sol, elle ne bouge pas. Un instant, j’ai eu très peur. J’ai dit son nom: «Suzanne!» Elle a ouvert les yeux. Elle a un sourire faible. Son visage est tendu, gonflé, les paupières lourdes, ses lèvres gercées entrouvertes sur ses incisives, mais son regard brille d’une lumière inquiétante. Je n’ai pas besoin de toucher son front pour savoir qu’elle brûle.

«Veux-tu un peu d’eau? Est-ce que tu as très soif?»

Elle me regarde sans répondre. Elle bat des paupières. Son souffle est douloureux, difficile. Il y a des excoriations aux coins des lèvres, sur le cou, à la saignée des bras.

J’ai couru jusqu’aux citernes, j’ai rempli la vache à eau avec le seau, puis j’ai replacé le couvercle. Il me semble en faisant cela que je suis avec les coolies morts ici, avec les gens de Palissades, avec Suryavati et Ananta.

Suzanne a pu boire un peu, rehaussée contre mon épaule. Elle parle à voix basse, pour ne pas réveiller Jacques. Elle se plaint d’avoir mal au dos, d’avoir des vertiges. Elle dit: «Tu crois que je vais mourir comme John?» Elle a dit cela avec calme, sans détresse, sans emphase. «Je ne sais pas.» Je n’arrive plus à trouver des mots pour la consoler, je ne peux plus mentir. Elle parle de Sarah. «Tu sais, elle voulait bien mourir, mais elle n’a pas pu. Peut-être que c’est vrai, la déesse qui vient chaque nuit et qui souffle sur les gens.»

Jacques m’a raconté, les femmes indiennes qui traversent chaque matin, dans la barque de Mari, pour apporter à manger aux malades. Elles vont jusqu’à la tanière de Sarah, avec du riz, des faratas, elles les posent sur une pierre, comme une offrande, et elles s’en vont. Quand elles sont loin, Sarah sort de sa cachette, elle mange rapidement, puis elle retourne dans son trou près de la tombe.

Suzanne le sait-elle? Je vois des larmes dans ses yeux, qui coulent le long de ses joues et mouillent ses cheveux, mais c’est peut-être l’enflure qui bouche le canal lacrymal. Elle est belle avec ce feu qui brûle en elle, qui efface toute trace de souffrance. Je me suis approché d’elle très doucement et je l’ai baisée au front, comme une enfant. Ses paupières ont tremblé, mais elle n’a rien dit.

Je ne peux pas oublier l’été à Hastings, les fêtes de nuit sur la jetée, l’orchestre qui jouait les quadrilles, les messieurs en costumes clairs, les dandys, les jeunes filles en longues robes et chapeaux de paille, et Suzanne qui m’entraînait, qui voulait absolument m’apprendre la valse. «Un-deux trois, un-deux trois!» Un soir nous étions au cirque, devant la plage. Les cavaliers en costumes noirs et larges chapeaux ont commencé à défiler au son des mariachis. Suzanne était si fatiguée qu’elle s’est endormie sur mon épaule, et je n’osais plus bouger, je respirais son parfum, je sentais le poids léger de sa chevelure, sa main qui s’abandonnait. Cela me semble si loin, et pourtant, c’est là, juste derrière ses paupières alourdies, tandis qu’elle s’endort.