Je me souviens de Jacques dans son complet gris tout neuf, chemise blanche et cravate de soie noire, un claque à la main, et cette canne qu’il affectait alors, la seule chose qu’il gardait de Maurice, du temps d’Anna, la canne-épée de notre grand-père Archambau, en bois de fer et pommeau sculpté en tête de dogue, pour en découdre — à Rueil-Malmaison, il m’avait parlé des thugs d’Eléphant & Castle. Pour faire rire Suzanne, il dégainait sur la plage et feignait une botte contre un tas de varech. Il portait déjà ces lunettes rondes à monture d’acier qui contrastaient avec sa barbe et sa chevelure châtain foncé romantique, et lui donnaient vaguement l’air de ce qu’il n’était pas, un poète, un musicien. Ces lunettes dont un verre est brisé, qu’il enlève pour dormir, et qui ont marqué un creux à la racine du nez.
Ils sont si jolis, si fragiles tous deux. Je ne peux imaginer de les abandonner, de ne plus les revoir. Il me semble que si je les quitte des yeux, ne fut-ce qu’une heure, ils vont s’effacer, dévorés par la déesse au souffle froid.
Je suis resté longtemps assis dans l’abri, à côté d’eux. Le vent fait claquer la tente, siffle dans les broussailles. Ici le bruit de la mer n’est pas une rumeur lointaine comme sur l’île Plate. C’est un grondement continu, proche, qui fait trembler les rochers et la terre. C’est peut-être à cause de ce bruit que Sarah Metcalfe a perdu la raison. C’est un bruit qui porte la peur, efface en moi tout le passé et le futur, me laisse sans mémoire. Il me semble que je deviens endurci, sombre comme Gabriel.
Le soleil est à la verticale, l’air est bouillant. J’ai marché jusqu’au camp des coolies. Dans le chaos rocheux, il y a une sorte de cuvette, occupée par une grande hutte faite de pierres sèches et de bois, dont les interstices ont été colmatés à la chaux. Il n’y a aucune trace des maisons qu’habitaient les immigrants, l’année où le gouvernement les avait abandonnés sur l’îlot.
Sur le seuil, à l’ombre de l’auvent, il y a une vieille femme noire et maigre, enveloppée dans un sari déteint. Quand je m’approche, elle fixe sur moi son regard brillant, avec une expression de sauvagerie, ou de crainte, qui m’arrête sur place. Puis elle se lève et rentre dans la hutte en maugréant.
Je me courbe pour entrer dans la hutte. Il fait si sombre que je ne distingue rien. L’absence de lumière rend l’atmosphère étouffante, comme à l’intérieur d’une crevasse. J’aperçois deux femmes, enveloppées dans leurs voiles. Puis un jeune garçon presque nu, qui s’enfuit au-dehors et me regarde avec une expression de crainte et de défi: c’est Pothala, le frère de la prostituée. Les deux femmes sont Rasamah et sa mère, la vieille Murriamah, queje n’ai pas reconnue.
Rasamah s’est levée, elle marche jusqu’à la porte. À la lumière du soleil, je vois son beau visage régulier, ses yeux couleur de miel. Elle porte la marque sur son front, et ses cheveux noirs sont peignés avec soin, la raie peinte au kurkum. Elle aussi a une expression d’angoisse et de méfiance. Elle est si faible qu’elle doit s’asseoir par terre. Puis elle continue d’avancer, à quatre pattes, la main tendue, comme si elle voulait me parler. Je me souviens d’elle, du temps où Shaik Hussein allait la voir dans sa case. Son regard arrogant, puis ses imprécations le lendemain de l’émeute. Murriamah est debout au fond de la hutte, ses yeux brillent comme des braises dans la pénombre. Elles sont exilées, à cause de ce qui s’est passé. La ville de Palissades les a rejetées.
Il y avait d’autres femmes indiennes, dans la barque de Mari. Où sont-elles passées?
Comme si elle avait deviné ma question, Rasamah répond. De la même voix avec laquelle elle m’insultait, rauque, désagréable, qui contraste avec la beauté de son visage. Elle répète seulement: «Tous morts. Tous morts.» Sa mère n’a pas bougé. Je ne vois que la lueur dans les yeux de Rasamah, la colère, la peur, la haine. Je me souviens aussi de ce que m’a dit Surya, à propos de Rasamah, qu’elle avait été vendue à un arkottie, battue et prostituée à Calcutta, jusqu’à ce que sa mère l’enlève et l’emmène sur le bateau, le plus loin possible. Et ces mots qu’elle a dits à Surya, ces mots que je ne pourrai pas oublier: Pourquoi Dieu m’a donné ce visage et ce corps pour me faire vivre dans un cloaque? Elle crie encore, de sa voix éraillée: «Tous morts!» Et elle cherche à quatre pattes un caillou à me jeter, comme le matin où j’étais passé devant sa maison, au village paria.
Le long du rivage, le vent tourbillonne, la lumière éblouit. J’ai beau m’éloigner, vers la pointe la plus au sud, je ne peux pas m’empêcher d’entendre la voix de Rasamah. Comme à Sarah Metcalfe, les femmes indiennes viennent chaque matin leur porter de la nourriture, une offrande silencieuse.
Sous la tente, Jacques s’est réveillé. Il a posé une écuelle émaillée à côté de la couche. Il a agrandi l’échancrure de la chemise de Suzanne et, lentement, il lave sa peau écorchée. J’ai entrevu sa poitrine blanche marquée de taches rouge sombre, couleur de sang séché. Quand je suis entré dans la hutte, Suzanne a tourné la tête vers moi, elle m’a regardé, elle essayait de sourire. C’est cela qui m’a fait le plus mal, qu’il n’y ait plus de pudeur, qu’elle gise là sur le sol, nue jusqu’à la ceinture, son corps brillant et zébré.
Jacques presse un chiffon imprégné de solution au borax, puis il essuie très doucement. Il a des gestes d’amant plutôt que de médecin. À un moment, il s’est aperçu de ma présence, il s’est arrêté, il dit: «Il faudrait quelques jours, juste quelques jours.» Je ne comprends pas. Il dit: «Éviter l’intoxication. Si l’éruption se résorbe, tout ira bien. Elle a été vaccinée, elle va se battre. Il faut juste deux jours.»
Je suis retourné aux citernes, puiser encore de l’eau fraîche. La réserve est abondante, de meilleure qualité qu’à l’île Plate. J’aime toucher le ciment chaud des citernes, sentir la froideur de la profondeur. Il me semble que je perçois la vie des coolies qui ont vécu ici avant nous, des voyageurs abandonnés. Ce sont eux qui ont construit ces citernes, apportant chaque pierre, la soudant au mortier. Ils habitent encore ici, dans ces roches noires, au pied du piton, devant le bleu irréel du lagon, devant la mer aux vagues très lentes, je sens leur regard sur moi, dans la lumière qui se répercute. Ils ont scruté jour après jour la ligne de Maurice, attendant le bateau qui ne venait pas. Ils ont été brûlés les uns après les autres sur la plage, leurs cendres emportées dans l’Océan. Et maintenant, je suis au même endroit, je marche sur leurs corps. J’ai le goût de leurs cendres dans ma gorge, une fine poussière qui se mêle à mes cheveux, qui glisse sur ma peau.
Le soleil a bien décliné. Les pailles-en-queue ont repris leurs rondes au-dessus du piton, leurs longs rubans rouges flottant derrière eux comme des fanions.
À l’aube l’Ishkander Shaw a commencé à glisser presque sans bruit le long du Tollys vers l’embouchure de la rivière Hughli. La pluie tombait en rideau sur l’eau et sur le pont, gouttant dans la cale par les interstices des planches et le long des manches à air. Dans la partie arrière de l’entrepont, réservée aux femmes seules et aux couples, Giribala goûtait aux délices de l’air frais, à la poussière d’eau qui entrait par les écoutilles mal fermées. Après toutes ces journées sous le soleil brûlant, sur les routes de Janpur, d’English Bazar, et la longue attente dans le camp de Bhowanipore, la mousson était une récompense. La vibration des machines était aussi très douce, pareille à une musique. Ananta s’était enfin endormie, lovée contre les genoux de sa mère.