L’île promise était loin, à des jours et des nuits devant eux, si loin que personne n’aurait pu dire si elle existait vraiment. L’île était à l’autre bout de ces nuits, après un long temps dans le ventre del’Ishkander Shaw, comme s’ils avaient été avalés par un monstre marin. Les bâches mouillées s’agitaient au-dessus des écoutilles, lâchant des nuages de gouttes.
Giribala avait trouvé une place contre les membrures du navire, au milieu des autres immigrants. Chacun avait déroulé sa natte (fournie par M. Lemaire en même temps que le drap en loques qui constituaient le «trousseau» des coolies) et avait placé son ballot de linge à sa tête, afin de mieux se prémunir contre le vol. À l’avant, de l’autre côté de la chaudière, c’était le quartier réservé aux hommes célibataires. Il y avait aussi une trappe d’accès à la cale, où étaient enfermés les sepoys enchaînés, destinés au bagne de Maurice, pour la construction des routes et des voies ferrées.
L’Ishkander Shaw est entré dans les eaux de l’Hughli au lever du jour. Des femmes s’étaient massées devant les quelques hublots graisseux, pour essayer d’apercevoir la ville de Calcutta, le palais du gouverneur. Elles avaient les lèvres tatouées. Ce sont des Doglij Lokê, dit Mani. Elles sont des sauvages, elles ne connaissent pas la mer. Elles parlaient dans une langue que Giribala ne comprenait pas, elles chuchotaient, il y avait des éclats de rire étouffés. L’angoisse du départ maintenant effacée avait cédé la place à une sorte d’impatience enfantine.
La voisine de Giribala s’appelait Mani. C’était une femme encore jeune, au visage émacié par la fièvre, et qui tenait enveloppé dans un châle un tout petit garçon. Elle parlait quelques mots d’anglais. Tout de suite elle a sympathisé avec Giribala, parce qu’elle aussi avait un enfant. C’est elle qui a montré où étaient les commodités: le robinet de laiton raccordé au condensateur, près des machines, qui dispensait dans un gobelet d’étain un mince filet d’eau tiède et fade. Et les latrines: à gauche des machines, une hutte en bois ouverte sur le bord, munie d’une planche trouée et d’un seau pour puiser l’eau de mer. Malgré le seau, l’odeur était terrible et se répandait dans tout l’entrepont. Les hommes faisaient leurs besoins à l’avant, directement par un sabord, et les prisonniers enchaînés n’avaient droit qu’à un seau au fond de la cale.
La descente de l’Hughli a duré tout le jour. Au fur et à mesure que le soleil montait, la chaleur se faisait plus lourde à l’intérieur du navire, et la plupart des immigrants se sont couchés sur leurs nattes pour dormir.
Vers cinq heures, il y eut une distribution de riz et de poisson séché, mais ni Giribala ni Ananta ne purent y toucher. Mani, elle, mangea leur part, puis elle sortit de sa robe un sein gercé qu’elle donna à téter à son fils.
Le vent est devenu violent tout d’un coup, à cause de la pluie qui arrivait. On entendait les marins courir sur le pont, et la grand-voile s’est mise à claquer, avec des détonations qui faisaient vibrer la coque et les membrures. Le mouvement de tangage s’est accentué.
Malgré les interdictions, Giribala est montée jusqu’à l’écoutille pour regarder sous la bâche. Elle a hissé Ananta sur l’échelle, et ensemble elles ont regardé. Devant elles, au bout du navire, la rivière s’ouvrait sur une immensité couleur de boue, une mer que le couchant teintait d’or. L’horizon n’avait aucune limite. Il disparaissait dans les volutes des grands nuages noirs zébrés d’éclairs, et en son centre, droit devant le navire, s’étendait l’arbre de la pluie pareil à un géant en marche, devant lequel fuyaient les oiseaux. Jamais Giribala n’avait rien vu de plus magnifique, de plus effrayant. Elle tenait de toutes ses forces Ananta, serrée contre sa poitrine, et leurs yeux s’écarquillaient devant le spectacle de la mer. Les rives du fleuve s’écartaient, disparaissaient sous le nuage de pluie, longues bandes de sable grises qui flottaient, ondoyaient comme des serpents, se métamorphosaient. Puis tout d’un coup, droit devant la proue, il y a eu une vague énorme, immobile, qui déferlait en rugissant, là où l’eau de l’Hughli rencontrait la marée. L’avant du navire semblait attiré irrésistiblement par le tourbillon, et toute sa machine tremblait pour essayer de vaincre les remous, tandis que les marins armés de longues perches sondaient avec frénésie, en criant: Ram! Ram! Giribala entendait les coups sourds des troncs d’arbres qui cognaient l’étrave, le crissement de la quille sur les bancs de sable. Elle ne pouvait pas détacher son regard de la vague qui se recourbait devant le navire. Des femmes ont pris Ananta, l’ont emmenée en arrière, à l’abri, mais Giribala n’écoutait pas leurs cris. Son visage ruisselant de pluie, elle regardait par l’ouverture de l’écoutille, avec terreur, avec émerveillement. L’Ishkander Shaw a frappé la vague, et toute l’ossature du navire a craqué et gémi tandis qu’il passait la barre. D’un seul coup, il s’est retrouvé sur la mer, tanguant et roulant, et Giribala s’est penchée et elle a vomi longuement sur le pont, sans entendre les lazzis des marins.
Plus tard, Mani est revenue de la cuisine. Moyennant une pièce, elle avait obtenu un pot d’eau chaude dans lequel trempaient des feuilles de thym. «Bois, ça va te guérir.»
Le breuvage était bouillant et amer, mais Giribala a pu s’allonger sur la natte, à côté d’Ananta. Elle s’est endormie presque aussitôt, comme s’il y avait des mois et des années qu’elle n’avait pas dormi.
Le 2, à l’aube
Levé vers six heures, au moment où le jour se rompt au-dessus du piton. Je passe mes nuits à l’entrée de la hutte, à l’abri de la tente. Sur Gabriel, il n’y a pour ainsi dire pas de moustiques, grâce aux alizés qui soufflent en permanence sur le lagon, et à cause de la rareté de l’eau et de la végétation. Les nuits sont aussi plus fraîches que sur Plate, presque froides, d’un froid de désert Ici mes accès de fièvre ont cessé. Je dors d’un sommeil profond, réparateur. Mon lit se compose d’une simple toile dans laquelle je m’enroule, et d’une pierre pour la tête. Mais ce n’est pas l’inconfort qui nous tourmente à Gabriel, c’est la faim. Nous avons en tout et pour tout la ration minimale octroyée par Shaik Hussein, par personne deux mesures de riz de Saigon, une de farine de maïs, un quart de dol, un peu de mantèque. Jacques a emporté ses boîtes de thé et ses pains de savon, qu’il utilise avec parcimonie. Nous cuisinons à tour de rôle sur un foyer rudimentaire, avec comme seul combustible des brindilles et le bois flotté que je récolte sur la plage, et qui brûle avec une mauvaise fumée verte. Murriamah cuisine dans l’autre campement, et le matin, malgré l’isolement et la pénurie, je sens une odeur de civilisation qui arrive jusqu’à nous. Dès que j’ai fini le seul repas de la journée, je vais jusqu’au-dessus du lagon, pour regarder Plate, la longue pointe qui court jusqu’au Diamant. Attendre Suryavati.
Le ciel est lavé par le vent, le soleil brûle dès qu’il a dépassé l’horizon. Sur la rive nord, on est devant la mer ouverte, d’un bleu presque noir, tachée d’écume. Tout est calme ici, il n’y a pas d’autre mouvement que les vagues lentes, et, de temps à autre, le passage des pailles-en-queue qui nous surveillent, avec leurs caquètements de crécelle.