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Sur Gabriel, on ne sait plus rien de ce qui se passe de l’autre côté. On n’entend plus les sifflets du sirdar, les appels à la prière du matin, ni le chant du muezzin le soir. On ne perçoit plus rien de la vie à Palissades, le travail des femmes dans les plantations, la construction sans fin de la digue, ou la récolte du talc dans la veine, au pied du volcan. J’essaie de me souvenir du ravin où brille l’eau douce, dans les bassins cachés par les feuilles de songe, du grand datura vénéneux, près de l’endroit où les femmes vont se baigner et laver leur linge. De ma place au milieu des rochers, ébloui par le soleil et par le vent, je cherche les signes de vie. Maintenant, les bâtiments de la Quarantaine semblent encore plus abandonnés, pareils à des ruines d’un autre siècle. Julius Véran et Bartoli ne quittent plus leur poste, en haut du volcan, peut-être dans l’attente d’un assaut final qui ne viendra jamais. Quant au vieux Mari, lorsqu’il a conduit les Indiennes qui apportent chaque matin leurs offrandes, il passe ses journées près de l’embarcadère, à l’ombre de l’infirmerie, rêvassant et fumant comme une sentinelle oubliée.

Aujourd’hui, à la mer basse, Surya est venue sur le récif. Elle porte son sac de vacoa en bandoulière, elle s’appuie sur son long harpon. Elle s’arrête un instant au milieu du lagon, dans la passe, avec l’eau jusqu’à la taille. Puis elle remonte vers l’îlot, jusqu’à la demi-lune de sable qui conduit au rivage.

Elle a revêtu le sari vert d’eau qu’elle portait le soir où nous sommes allés dans la grotte, au-dessus de Palissades, et qui se confond avec la couleur du lagon. Je suis descendu jusqu’à la plage, je sens mon cœur battre plus fort, tous mes sens sont décuplés, je vois distinctement son visage, la tresse lourde qu’elle porte sur l’épaule gauche, la goutte rouge sur son front, le clou d’or dans sa narine. Ses yeux sont entourés d’un liseré noir. Elle est très belle.

Elle est devant moi sur la plage. Avec des gestes très simples, elle pose le sac de vacoa dans le sable, elle l’ouvre pour me montrer ce qu’elle apporte, des galettes, quelques tomates de son jardin et un petit ballot d’herbes et de feuilles sèches.

«C’est ma mère qui te l’envoie, c’est bon pour guérir les plaies de la maladie froide, pour laver la peau.»

En examinant les feuilles, j’ai reconnu la bevilacqua, dont John avait trouvé toute une plantation sur l’escarpement, près des Palissades, le jour où Ramasawmy nous avait interdit le passage. J’ai même retenu son nom latin, Hydrocotile asiatica.

Surya cache son sac à l’intérieur d’un massif de bata-trans. Puis elle me prend par la main. Et comme si rien ne s’était passé, comme si nous nous étions vus la veille, elle m’entraîne vers le piton. «Viens, je vais chercher la plante pour le baume.»

Ensemble, nous escaladons les rochers. Le vent souffle avec violence, il nous fait tituber, nous coupe le souffle. Surya avance vite. Elle est agile, elle saute d’un rocher à l’autre, elle cherche du regard. Dans un creux, elle a trouvé, elle a une joie presque enfantine: «Viens voir!» Dans la fissure du basalte, il y a une plante aux feuilles vert sombre, brillante au soleil. Les feuilles sont dentelées, un peu épineuses, et, au cœur de la plante, je vois une grappe de fleurettes vert pâle. Surya a cueilli tout très vite, les feuilles et la grappe de fleurs, elle les noue dans un pan de son sari.

Nous sommes presque au sommet, sous les ciments du sémaphore. Surya s’assoit à l’abri d’un rocher, hors du vent. La mer est autour de nous, violente, magnifique. À l’horizon, il y a la ligne de terre de Maurice, la frange de l’écume sur le cap Malheureux, le vert-gris des champs de cannes, et même les silhouettes des maisons, les tours des fours à chaux. C’est si près, c’est à l’autre bout du monde.

Maintenant les pailles-en-queue se sont rapprochés. Ils sont inquiets de notre présence, ils volent nerveusement, en virant autour du piton. Un couple vient droit sur nous, puis bascule en criaillant, leurs longues plumes de queue rouge feu traînant dans le vent. Ils passent si près que je vois distinctement leurs becs rouges, leurs pattes bleutées et leur prunelle dure dardée sur nous comme un diamant noir. Au moment où ils basculent dans le vent, ils poussent un long cri éraillé, plein de détresse et de colère. J’ai fait un geste vers eux, pour les éloigner, mais Surya retient mon bras.

«Ne fais pas ça, ils ont peur, on est près de leur nid, ils croient qu’on veut leur faire du mal.»

Elle m’entraîne de l’autre côté du piton, vers le vent.

«Viens, je vais te montrer leur nid.»

Nous marchons lentement, courbés en avant, pour ne pas être trop visibles. Sur ce versant, il y a moins de vent, la végétation est plus épaisse. Il y a des batatrans, des euphorbes, des lantanas. À mesure que nous progressons, les cris des oiseaux se font plus pressés, plus aigus. À présent il y a quatre couples qui tournoient, poussés par le vent de l’autre côté du sémaphore, puis ressortant derrière nous.

Surya s’est arrêtée, elle chuchote à mon oreille, comme un secret: «Regarde, bhai, c’est leur maison.» Devant nous, il y a un glacis où la pente du piton paraît défrichée, labourée. Par endroits la terre noire est percée de trous, comme des entrées de terriers. Du rivage, on ne pouvait pas les apercevoir. Des buissons de lantanas masquent les entrées. Cela ressemble à des trous de lapins. J’en compte plus de cinquante. Nous sommes devant le village des pailles-en-queue.

Nous continuons d’avancer à quatre pattes, sans geste brusque, sans faire de bruit. Surya parle contre mon oreille: «Ils ont eu des petits, c’est pour ça qu’ils nous crient dessus. Ils nous disent de nous en aller.»

Nous ne sommes plus qu’à une dizaine de mètres des tunnels, juste au-dessous du glacis. Les pailles-en-queue volent au-dessus de nos têtes, en désordre. J’entends tout près de moi le bruit de leurs ailes et une sorte de sifflement muet qu’ils poussent, leurs becs grands ouverts, un cri de rage sans voix. Ils sont magiques et maladroits, avec leurs plumes couleur d’écume et les longues banderoles rouges. Ils se heurtent entre eux. Certains se sont posés sur la terre, devant nous. L’un d’eux marche vers nous, l’air menaçant, l’œil de côté. Il a les plumes de son jabot hérissées, il voudrait nous faire peur, mais sa démarche est grotesque, cahotante, il ressemble à une poule en colère.

Je regarde Suryavati. Elle s’est allongée par terre, son visage exprime un émerveillement enfantin. «Regarde, bhai, c’est la maman. Elle est prête à se battre pour défendre son enfant.» Derrière, un peu en retrait, un autre oiseau crie. «Lui, c’est le papa», décide Surya. Il va et vient d’un air énervé, il aiguise son bec dans la terre. Ces oiseaux qui semblaient si grands dans le ciel, avec leurs longues ailes blanches en forme de lame de faux, tournoyant autour du piton et se laissant tomber dans la mer comme des pierres, sur la terre sont petits et sans défense, à peine plus grands que des pigeons.

Surya continue à s’approcher des terriers, en rampant, appuyée sur les coudes. Son regard est fixé vers les tunnels, elle ressemble à un chat aux aguets. Quand elle arrive tout près, un des pailles-en-queue s’envole en criant, mais l’autre fait face et marche vers elle, un peu de travers, son jabot gonflé, son bec entrouvert laissant échapper un sifflement de haine et de peur. L’oiseau s’envole sur place, siffle, fait mine d’attaquer. J’arrive à mon tour en rampant, et l’oiseau comprend qu’il ne gagnera pas cette guerre, il s’enfuit soudain, battant des ailes de toutes ses forces, sans un cri. Il va haut dans le ciel, traînant derrière lui sa flamme somptueuse et inutile.