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Nous sommes devant l’entrée du terrier. Tout d’abord, je ne peux rien voir dans l’ombre, seulement les débris de nourriture, des coquilles, des os de seiche. Puis j’aperçois au fond de la cavité, à demi caché derrière le nid de brindilles conchiées, un unique oisillon taché, hirsute. Il a une grosse tête alourdie par son bec noir, la peau de son crâne est bleutée. Il pousse des sortes de piaillements énervés. Il cherche à se mettre debout dans le nid, mais le poids de son énorme tête le fait basculer. Il est attendrissant et hideux. Comment un tel avorton peut-il se métamorphoser un jour en un de ces dieux ailés, si blanc, impérieux, glissant et volant au-dessus de l’océan, faisant onduler sa longue traîne de feu, comme s’il ne devait jamais se reposer?

Le couple a recommencé à tournoyer au-dessus de nous en poussant des cris affreux. D’autres oiseaux, attirés par le scandale, se sont joints à eux, des goélands, des pétrels, même des fous. Le vacarme est assourdissant. Surya m’entraîne en arrière, ensemble nous redescendons la pente du piton, vers le lagon. Nous sommes abasourdis par les cris des oiseaux, éblouis par le soleil et le vent. Nous trouvons un peu d’ombre, du côté des filaos, et nous nous reposons sur le sable un long moment. J’ai appuyé ma joue sur la poitrine de Surya, j’écoute à nouveau battre son cœur. Il me semble que nous ne nous sommes jamais quittés.

Ensuite nous mangeons les provisions que Surya a apportées. Tout à coup j’ai très faim, je mange les galettes de dol sans attendre.

J’ai honte de ne pas avoir pensé à partager. «Peut-être que je devrais apporter quelque chose aux autres, là-bas?» J’ai montré le campement de Jacques et Suzanne, et celui des femmes indiennes.

Surya est debout. Elle hésite. Elle regarde du côté du lagon.

«Il faut que je retourne, la mer va monter.»

Elle est contre le soleil, le sable éblouissant, sa robe est couleur de l’eau, son visage est de cuivre sombre. Je ressens du dépit, de la colère presque. «Tu ne peux pas t’en aller maintenant. Il faut que tu voies mon frère et Suzanne. Personne n’a le droit de nous séparer.»

Elle me suit sur le chemin des campements. Elle a mis son grand châle rouge sur son visage. Elle ressemble à n’importe quelle femme du village des parias. J’entends le bruit de ses bracelets qui tintent à ses chevilles, le froissement de sa longue robe. J’ai le cœur qui bat, c’est la première fois qu’elle m’accompagne chez mon frère.

Moi aussi je suis pieds nus. Pour me protéger du soleil, j’ai mis un morceau de toile blanche autour de ma tête.

Sous la tente, la chaleur est suffocante. Il y a des nuées de moucherons. Au moment où nous arrivons, Jacques se redresse, il nous regarde. Je me rends compte qu’il ne m’a pas reconnu. Il dit: «Qui êtes-vous? Qui cherchez-vous?» Contrairement aux grands mounes, il n’a pas l’habitude de tutoyer les Indiens.

Puis il ajuste ses lunettes pour mieux me voir. Suzanne, elle, m’a reconnu. Son visage tuméfié a du mal à sourire, mais ses yeux brillent, il me semble, de la même lueur amusée que lorsqu’elle m’a rencontré la première fois, chez l’oncle William.

Suryavati est debout à l’entrée de la tente, elle a l’air d’une écolière qui n’ose pas dire son nom. C’est Suzanne qui lui fait signe d’approcher. Ses lèvres gercées ont du mal à articuler, sa voix est tout engourdie. Elle dit quand même: «Comme elle est jolie!» Elle essaie encore, elle s’impatiente. «Comment —» Mais elle ne peut pas finir sa phrase. C’est moi qui réponds: «Son nom est Suryavati.»

Comme je suis devant elle, Suzanne a un geste irrité, elle me repousse pour mieux voir Surya. Elle dit encore: «Comme elle est jolie… Entrez, excusez-moi, je ne peux — je ne peux pas me lever.»

L’effort qu’elle fait pour parler l’a un peu ranimée.

Tout d’un coup, je suis atterré par son état. Elle est très maigre, sa peau est sèche, marquée de vilaines plaques rouges. À la base du cou et à la saignée des coudes, les plaies sont à vif. Elle s’est épuisée en voulant accueillir Surya. Elle se laisse aller en arrière, elle respire vite. Son front est brûlant et ses mains glacées. Jacques est assis à côté d’elle. Dans la cuvette émaillée, il y a un peu d’eau poussiéreuse et le tissu qui sert de compresse.

«Il n’y a plus de borax, plus rien.» Il dit cela avec un désespoir tranquille qui me fait mal. «Je ne vais tout de même pas aller lui chercher du talc!»

Surya s’est approchée de la couche. Sans regarder Jacques, elle a pris une poignée de feuilles, elle les a imprégnées avec l’eau de la cuvette, en les malaxant entre ses paumes. Un jus presque noir coule en mince filet. Quand les feuilles ont été réduites en pâte, Surya les étale avec soin sur les plaies. Le pansement doit être froid, parce que Suzanne frissonne.

«Qu’est-ce que c’est?» Elle a demandé cela à Surya, d’une voix faible.

Surya dit juste le nom: «Bevilacqua.»

Elle prépare d’autres cataplasmes. Elle est à genoux devant Suzanne, elle a ouvert le décolleté pour laver la peau abîmée par l’éruption. Elle a des gestes très doux. C’est comme cela qu’elle s’occupe d’Ananta, qu’elle la baigne chaque matin, pour apaiser ses escarres.

Jacques et moi nous sommes mis un peu à l’écart, debout devant la porte. Dehors, la chaleur a diminué. Un froissement dans les branches des lantanas nous prévient de l’arrivée du vent de la marée.

Puis nous entendons un bruit de pas. Un instant, j’ai cru que c’était Véran, ou le sirdar, venu pour contrôler. C’est Pothala et sa mère. Le jeune garçon est presque nu, vêtu seulement d’un langouti autour des reins. Il est resté devant la hutte, déhanché, les bras croisés. Murriamah est entrée silencieusement. Elle a rejeté en arrière son voile orange. Elle a un visage de déesse grecque, vieilli, amaigri, couleur de bronze, ses cheveux gris sont coiffés en deux longues tresses. Elle s’arrête devant Suzanne et elle regarde sans rien dire.

Surya s’est retournée. Elle cherche du regard quelque chose, puis elle prend un des draps qui sert de moustiquaire et, avec l’aide de Murriamah, elle l’accroche aux montants de bois, de chaque côté de la hutte, comme un écran. Elle se tourne vers Jacques, elle lui dit: «Il faut la laver toute.» Elle a dit cela brièvement, comme un ordre, pour que nous sortions de la hutte. Jacques ne proteste pas. Il sort le premier, il s’assoit dehors sur une pierre. À la lumière du soleil il paraît encore plus fatigué, les cheveux et la barbe en désordre, ses habits poussiéreux, pieds nus dans ses souliers écorchés. Il parle seul, d’une voix monotone. «Ce matin, le marasme était effrayant… C’est à peine si elle m’a reconnu. Il faudrait gagner quelques jours, quelques heures.» Il roule machinalement une cigarette. La fumée qui tourbillonne dans le vent a une drôle d’odeur vaguement sucrée. Jacques a eu affaire, lui aussi, avec les pêcheurs contrebandiers du vieux Mari: ce qu’il fume, c’est du ganjah.

Pothala est resté dans les rochers, non loin. Il est mince comme une liane noire, avec son langouti blanc et sa tignasse hirsute. Il me fait penser à Mowgli. J’ai essayé de lui parler plusieurs fois. Il écoute avec attention, mais son visage reste buté, il ne répond que par des monosyllabes. De temps à autre il est secoué par des quintes de toux bronchitique.

Maintenant, Surya a terminé. Elle détache le rideau. Jacques est entré le premier, il s’agenouille à côté de Suzanne. Il y a un rayon de lumière jaune qui entre par les interstices du toit et qui éclaire son visage. Elle a l’air apaisée. Elle est enveloppée dans un drap qui a collé à son corps mouillé et dessine la forme de ses seins, de ses hanches. Ses cheveux courts sont peignés en arrière. Quand je m’approche à mon tour, elle me tend une main fraîche, détendue. Elle murmure pour moi: «Elle est un ange.»