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Surya n’a pas fini. Maintenant, Murriamah l’a prise par le bras, l’a attirée vers l’autre campement. Elle marche devant Surya, à demi tournée, à la façon des gens qui n’ont pas de caste. Il n’est pas difficile de comprendre ce qu’elle demande. Rasamah est au plus mal. La maladie froide s’est abattue sur elle hier soir, en quelques heures elle a gagné tout son corps.

Au moment où j’entre à mon tour sous l’abri, je suis repoussé par une odeur violente, une odeur de mort. Rasamah est étendue sur une natte, dans l’air surchauffé de la hutte. Malgré la pénombre, je distingue son visage noirci, déformé par l’enflure. Sa bouche est entrouverte. À travers ses paupières gonflées, ses yeux brillent de cette même lueur de vie et d’intelligence insupportable. Mais ses lèvres sont incapables d’articuler la moindre parole.

Je suis resté sur le seuil avec Pothala. Surya s’est agenouillée devant Rasamah. Elle a fait signe à Murriamah d’approcher, d’apporter un peu d’eau, mais la vieille femme ne peut pas bouger. Elle reste debout dans un coin de la hutte, son regard fixé sur sa fille, comme devant un spectacle à la fois répugnant et irrésistible.

Jacques est à côté de moi, devant la porte de la hutte. Il regarde lui aussi un long moment, sans rien dire. Puis il retourne vers notre campement. Quand j’ai essayé de le retenir, il a secoué la tête. «Il n’y a plus rien à faire.» Il a murmuré quelque chose, et comme je ne comprends pas, il répète, avec un sang-froid qui me fait peur: «Il faudra préparer le bûcher très vite.»

Je suis hébété. Je crois que nous sommes tous en train de perdre la raison, nous sommes devenus pareils au Véran de Véreux, prêt à faire couler le sang pour un peu de nourriture, ou pour la guerre. À un moment, j’ai entendu un bruit furtif dans les broussailles, derrière le campement de Murriamah. J’ai cru entrevoir la silhouette de Sarah Metcalfe qui fuyait vers son trou, à la pointe sud. Pothala lui a jeté des pierres. Tous des fous.

Surya est retournée vers le lagon. Elle est partie sans se retourner, marchant vite entre les rochers, jusqu’à la plage. Son visage de cuivre sombre est fermé, elle a mis sur ses cheveux un pan de sa robe verte.

La mer est tout à fait haute, le chemin de corail a disparu, et les bancs de sable sont noyés. Suryavati n’a pas eu à faire un signe. La plate du vieux Mari traverse le lagon, un peu de biais à cause du courant. Avant même que l’étrave ne touche à la rive, la jeune fille a bondi dans la barque. Debout à la proue, elle appuie sur la perche, elle s’en va vers l’île Plate, comme si elle ne devait jamais revenir.

Comme chaque soir, le crépuscule est magnifique. Le vent est tombé, le ciel est traversé de bandes pourpres, violettes. L’eau du lagon est lissée, d’un bleu éclatant, comme si la lumière venait des fonds. Tout est si parfaitement calme ici. Il n’y a que le grondement du ressac sur les brisants, de l’autre côté de l’île, et le vol lent des oiseaux qui se dirigent vers les rochers, autour du Diamant. Les pailles-en-queue ont déjà regagné leurs terriers, au pied du sémaphore.

C’est l’heure où je vais m’asseoir à côté de Suzanne, pendant que Jacques fait bouillir de l’eau sur le feu de brindilles. C’est comme un rituel. Je vais lire à haute voix les poèmes qu’elle aime, dans le petit livre bleu foncé maculé de cendres et de boue. C’est devenu pour moi le livre le plus important du monde, il me semble que chaque mot, chaque phrase, porte un sens mystérieux qui éclaire notre vie réelle.

Quand je commence à lire, je vois son visage qui s’éclaircit. Ses yeux brillent plus fort, il me semble qu’elle respire plus librement. Je lis La cité de la mer, et les mots écrits par Longfellow le 12 mai 1881 entrent en elle, dénouent ses peines et lavent son esprit. J’ai commencé à lire, et j’entends Jacques qui s’approche de l’entrée, et le mouvement léger de Pothala dans les buissons, ou peut-être Sarah qui écoute, cachée dans les rochers, en retenant son souffle.

The panting City cried to the Sea I am faint with heat — Oh breathe on me! And the Sea said, Lo, I breathe! but my breath To some will be life, to others death! As to Prometheus, bringing ease In pain, corne the Oceanides, So to the City, hot with the flame Of the pitiless sun, the east wind came. It came front the heaving breast of the deep Silent as dreams are, and sudden as sleep Life-giving, death-gimng, which will it be, O breath of the merciful, merciless sea?
Passé les bouches du Gange

Passé les bouches du Gange et de l’Hughli au soir, l’Ishkander Shaw est entré dans le grand Océan, sous un ciel bas, par une nuit zébrée d’éclairs. C’est un voyage comme le sommeil, comme l’engourdissement qui suit une longue maladie. Jour après jour, nuit après nuit, emportés dans le mouvement lent de la houle, qui fait rouler et craquer le navire, gémir les membrures, et les trépidations de l’hélice qui sort de la vague, et le souffle du vent qui pèse sur les voiles, qui freine le roulis.

Giribala comptait les jours, en les marquant dans un petit cahier d’écolier qu’elle avait acheté à la boutique du camp, à Bhowanipore. Elle ne savait écrire que l’anglais, tout ce qui lui était resté du temps où elle fréquentait l’école de la mission à Cawnpore, et elle ne savait écrire que les noms des jours de la semaine. Le jour qui avait précédé l’embarquement, elle avait écrit avec application: Lundi. Puis elle avait tracé un trait au-dessous.

Chaque matin, au réveil, elle sortait le cahier de son baluchon, elle marquait le nouveau jour, elle tirait son trait, et elle rangeait le cahier avec soin. C’était son seul objet précieux.

Le matin, dès cinq heures et demie, l’arkottie donnait un long coup de sifflet. C’était le signal du lever. Chacun roulait sa natte, se dépêchait de ranger le drap et le linge de nuit dans les bagages, et poussait son ballot dans le creux entre les membrures. À six heures, le cuistot commençait la distribution du riz. Les femmes seules d’abord, puis les couples, à tour de rôle se présentaient au bas de l’échelle avec les écuelles, pour recevoir la ration, une boule de riz puisée à la louche. Les deux arkotties surveillaient la distribution, pour s’assurer que personne ne se présentait deux fois. Tout se faisait en ordre, dans le plus grand silence. Chacun recevait aussi un quart de thé noir, versé d’un grand samovar en cuivre. Après le repas, pris rapidement à la lumière des lampes, les femmes reformaient une file pour une brève toilette, entrant deux par deux dans la cabane des latrines, au centre de l’entrepont.

Les premiers temps, Giribala était gênée d’avoir à faire ses besoins et se laver devant Mani. Même lorsqu’elle voyageait avec les Doms, chacune allait de son côté et s’accroupissait dans le fleuve, avec l’eau qui montait jusqu’au cou. Puis elle s’est habituée. Elle lavait Ananta avec soin, mais l’eau salée de la pompe laissait une pellicule collante et poissait les cheveux. Il fallait attendre l’heure de monter sur le pont pour espérer se rincer sous la pluie.

Ensuite venait l’heure de la prière. Au centre du navire, dans la partie réservée aux hommes, les musulmans se prosternaient du côté du soleil levant, et la voix de l’arkottie psalmodiait. Ananta se glissait près de la porte, elle regardait les hommes en prière sans poser de questions. D’autres hommes, et des femmes du pont arrière, faisaient la première offrande au soleil, avec un peu d’eau au creux de leur main.