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Quelque temps après le départ, une dispute avait éclaté à l’avant du navire. Deux immigrants indiens avaient voulu allumer un cierge devant une image de Jésus de Nazareth. C’étaient deux chrétiens de Pondichéry, nommés Lazare et Joseph. L’arkottie avait voulu éteindre la bougie et confisquer l’image, et les deux hommes s’étaient battus avec lui, puis le capitaine avait fait mettre les deux chrétiens aux fers, à côté des sepoys enchaînés.

Chaque matin, après le déjeuner et la prière, commençait la promenade en plein air sur le pont. Les immigrants montaient à tour de rôle, par groupes de vingt, pour s’aérer pendant une demi-heure. La première équipe, qui changeait chaque jour, avait pour tâche de laver le pont à l’eau de mer et au savon noir. Celles qui suivaient procédaient à d’autres tâches, comme de désinfecter les nattes et les matelas au Condys fluide, ou de laver les ustensiles de cuisine. D’autres réparaient les voiles, tres-saient des cordages, ou réparaient les pièces de bois du garde-corps. Malgré le travail, tous les immigrants attendaient avec impatience l’instant de sortir de l’étouffement de l’entrepont et de pouvoir respirer le vent, sentir la pluie ou la chaleur du soleil. Seuls deux hommes échappaient à ce mouvement, des hommes du Nord, vêtus de blanc, qui depuis le premier jour avaient commencé une partie d’échecs, qui les occupait jusqu’au soir. L’équipe des femmes seules à laquelle appartenaient Mani et Giribala sortait en fin de matinée, au huitième tour, entre dix heures et onze heures. Alors toutes les corvées de nettoyage étaient terminées. Le pont lavé à grande eau brillait comme du marbre poli, les linges et les pots de cuisine étaient mis à sécher dans des caisses, et le robinet de laiton du condensateur à eau douce étincelait comme s’il avait été de métal précieux.

Les femmes apportaient seulement leur linge sale, qu’elles lavaient à genoux, à même le pont, avec l’eau de mer puisée à la pompe. Elles avaient droit à un rinçage à l’eau douce et tiède du condensateur, sauf lorsque l’averse suffisait à dissoudre le sel. Puis sous la surveillance d’un des arkotties à l’abri de son grand parapluie noir, elles étendaient le linge sur le pont pour attendre qu’il sèche. La plupart du temps, il fallait l’étendre dans l’entrepont, sur une corde installée près de la chaudière.

Giribala aimait beaucoup ces moments. Avec Ananta, elle s’asseyait à côté du linge, les jambes pliées sous elle, comme si elle était encore dans la maison de sa tante, à Cawnpore. La lumière était si intense que les premiers instants, quand elles sortaient de l’entrepont, elles étaient éblouies et elles titubaient, leurs yeux débordant de larmes. Elle cachait le visage d’Ananta avec un pan de sa robe, et elle avançait en tâtonnant jusqu’à sa place sur le pont, à l’ombre de la voile.

Puis, peu à peu, quand elles s’étaient habituées, Giribala et Ananta regardaient autour d’elles. Partout, aussi loin qu’elles pouvaient voir, il n’y avait que l’Océan, d’un bleu sombre, mouvant, rempli d’étincelles. Le navire semblait immobile, montant et descendant dans les creux, sa grande voile rouge gonflée dans le vent d’est. Au-dessus du château arrière, la haute cheminée jetait des flots de fumée noire qui se rabattaient en tourbillonnant vers la proue. Parfois, une saute de vent renvoyait le nuage vers la poupe, et Giribala couvrait sa tête et celle d’Ananta avec son châle. La fumée déposait de petits points incandescents sur le pont, qui brûlaient la peau et laissaient des taches de suie sur le linge qu’on venait de laver.

Les premiers jours, les femmes Doglij Lokê, les sauvages, refusaient de sortir de l’entrepont. Elles se cramponnaient aux membrures en criant, comme si on allait les jeter à la mer. Mais Mani leur a parlé très doucement, avec des gestes, et un matin, elles ont consenti à monter l’échelle, à marcher sur le pont dans le vent. Mais elles sont allées s’asseoir contre le château arrière, le plus loin possible du bord, et elles sont restées immobiles, serrées les unes contre les autres, leur regard plein de vertige.

Les journées étaient si longues, dans le ventre du navire. Giribala voulait faire durer l’image de la mer infinie, ce bleu qui brûlait les yeux, ce vent qui mettait du sel sur les lèvres. L’ardeur du soleil, la grande voile rouge qui claquait en se gonflant. Dans le linge qui avait séché sur le pont, Ananta cherchait l’odeur de l’Océan. Elle s’allongeait sur le châle de sa mère, elle appuyait sa joue sur l’étoffe déjà usée, elle se laissait glisser dans son rêve, bercée par le roulis. Giribala croyait qu’elle dormait. Elle l’éventait avec un soufflet de paille qu’elle avait tressé pendant les jours d’attente, au camp de Bhowanipore. Elle lui chantait doucement des comptines, comme si Ananta était encore toute petite, le bébé qu’elle avait arrachée à la poitrine ensanglantée de l’ayah.

Mais Ananta faisait un rêve étrange, si lointain qu’il lui semblait qu’il avait commencé avant sa naissance, si étrange qu’elle ne pouvait pas le raconter.

Elle rêvait d’un autre bateau, non pas cette vieille coque de l’Ishkander Shaw, avec sa poupe relevée comme une caravelle et sa voile rouge rapiécée mille fois, et sa machine bouillante qui tombait en panne chaque soir.

C’était un navire immense, grand comme une ville, tout brillant de lumières, avec ses trois mâts chargés de voiles hautes comme des montagnes. Elle était dans ce navire, et elle glissait sur l’Océan, couchée dans un grand lit blanc entouré d’un nuage de gaze, sans fin, sans peine, comme on glisse le long d’un rêve, à l’envers.

Parfois dans son rêve, elle entendait de la musique, mais elle ne savait pas ce que c’était. Une musique très douce qu’elle n’avait jamais entendue nulle part. Elle n’était plus dans le navire, mais dans un grand jardin très vert où cascadaient des jets d’eau, où voltigeaient des milliers d’oiseaux, de papillons, où brillaient au soleil des milliers de fleurs parfumées.

Une nuit, au bout du fleuve, dans le camp de Bhowanipore, elle s’était réveillée en sursaut, elle avait voulu raconter à sa mère ce qu’elle entendait dans son rêve. Giribala l’avait écoutée parler, puis elle l’avait serrée dans ses bras. «Ce que tu entends, c’est la musique des anges.» Cette explication avait rassuré Ananta, et elle s’était rendormie paisiblement. Maintenant, tandis que l’Ishkander Shaw avance et roule et tangue sur l’Océan, elle entend la musique encore plus fort, encore plus près, comme si chaque vague que la proue franchissait, sur la route de Mirich Desh, les rapprochait du jardin de son rêve et des anges.

Le 4

Voilà deux jours que Surya n’est pas venue. Avant-hier, tôt le matin, elle a franchi le lagon dans la plate, avec les femmes qui apportent le riz et la mantèque. Dans son sac de vacoa, elle avait des fruits, et les feuilles de bevilacqua pour Suzanne. Elle est restée un instant dans la hutte, elle avait une expression étrange, inquiète. Elle parlait à Suzanne, à voix basse, en préparant les cataplasmes. Je l’ai accompagnée jusqu’à la plage quand elle est repartie. À un moment, un couple de pailles-en-queue a traversé le ciel au-dessus du lagon, leurs longues banderoles flottant dans le vent, elle a dit: «Ils sont comme les humains, ils n’ont qu’un seul enfant.» Elle m’a posé des questions sur Suzanne, elle voulait savoir où ils s’étaient rencontrés. Elle parlait de l’Angleterre. Je ne comprenais pas pourquoi elle voulait entendre tout cela.

Quand elle est repartie dans la barque, avec les autres femmes, j’ai compris qu’Ananta était morte. Tout le jour, je suis resté sur le promontoire, près des ciments du sémaphore. Je voulais la voir, l’appeler. La marée est restée basse jusque vers le milieu de l’après-midi, le banc de sable dessinait son immense croissant blanc jusqu’au goulet de la passe. Il y avait des gens qui marchaient de l’autre côté, le long du rivage, à la recherche de coquillages, et enfants qui chassaient les ourites dans les mares noires. C’était la première fois qu’ils s’aventuraient ici. Il y avait quelque chose de changé.