Véran ne s’est pas montré. Seul Bartoli est sorti de l’infirmerie, la main en visière, pour regarder dans notre direction. Puis il est retourné à l’intérieur du bâtiment. Comment passe-t-il le temps? J’imagine qu’il fait des parties d’échecs imaginaires, tourné contre le mur, ou qu’il rêve comme Mari, en fumant du ganjah.
J’ai attendu Surya. Puis je n’ai plus attendu. Maintenant j’en étais sûr: Ananta était partie. Elle était «retournée à la Yamuna», comme dit Surya.
J’ai cherché des feuilles dans les rochers, près du piton. Les leçons de John Metcalfe n’ont pas été inutiles. Sur le versant ouest j’ai trouvé des feuilles de psiadia à dentelures larges, qui sont bonnes pour le baume. J’ai même trouvé dans un recoin abrité de l’amarante rustique, que Surya appelle des «brèdes malbar» et de la castique. Et un peu plus bas, sous le glacis des pailles-en-queue, de la citronnelle, avec laquelle je pourrai faire du thé pour Suzanne.
Grâce à Surya, je sais reconnaître les traces des gens qui ont vécu pendant des mois ici, les coolies de l’Hydaree abandonnés sur Gabriel avant nous. Partout je trouve des morceaux de fer rouillé, des tessons de poterie, même d’anciennes pièces de monnaie, indiennes et chinoises.
Dans une faille, j’ai trouvé des signes étranges gravés sur la lave, des cercles, des triangles, des sortes de rosaces. Qui a laissé ces marques? J’ai imaginé une femme, son visage brûlé par le soleil, qui traçait lentement ces dessins, jour après jour, comme une prière, en regardant la ligne verte de Maurice qui flottait au loin comme un mirage. Ou bien un homme, assis sur le rocher, son visage entouré de linges, immobile devant la mer comme un veilleur d’éternité.
Ce sont eux qui ont planté l’amarante, la citronnelle, et les plantains qu’on trouve plus bas, du côté des citernes. Parfois il me semble que j’entends le bruit de leurs pas, leurs voix, les noms qui résonnent autour des pitons, qui se mêlent aux cris des pailles-en-queue. Comme à Palissades, le soir, les enfants qui appellent: Chota, Auklhah, Sabara-am! Aui!
Les oiseaux magiciens tournent dans le vent, autour du sémaphore. Quand je suis trop près de leurs terriers, ils giflent mes cheveux en poussant leurs cris muets. Peut-être que c’est la folie qui me guette, ici, dans cet îlot, prisonnier des éclats du basalte et de l’écume, avec la vibration perpétuelle des vagues au centre de mon corps!
Il n’y a que Suryavati. Elle seule nous rattache au monde des vivants. Son regard, la lumière de ses yeux, la chaleur de ses mains. Avant, Suzanne me disait: «Ta bayadère», avec cette ironie qu’elle met toujours à propos des choses qui me concernent. Maintenant, elle l’attend chaque jour, son regard sans cesse tourné vers la porte, un regard fiévreux, qui brille plus fort quand quelqu’un franchit le seuil.
Le soir, j’avais le cœur qui battait la chamade. Il y avait cette vibration, au fond de moi, qui se mêlait au bruit de la mer sur les récifs, au caquètement incessant des oiseaux de mer. Je sentais la fièvre revenir, un frisson qui arrivait de très loin, qui montait peu à peu. Dans le bout de miroir que Jacques a posé près de la porte pour tailler sa barbe, j’ai regardé mon visage. Il y a longtemps que je ne l’ai pas vu, par désintérêt, et aussi à cause de toutes les occupations de la vie quotidienne. J’ai été étonné du changement. Ma peau est noircie par le soleil, mes cheveux sont une crinière sombre. Il me semble que moi aussi, j’ai l’air d’un fou. Suryavati m’a dit que je ressemblais à Angoli Mala, le bandit qui coupait les doigts des gens dans la forêt, et que Bouddha a guéri de sa folie. Mais je n’ai aucune tache, aucun signe de la maladie.
Quand je suis sorti de la maison, Suzanne m’a suivi du regard. Elle avait la même expression inquiète que lorsque je me glissais dans la nuit pour aller du côté de Palissades. Pourtant, ici, où pourrais je m’échapper?
Je suis revenu vers elle. Elle a dit quelque chose, très bas, pour ne pas déranger Jacques qui dormait en chien de fusil au fond de la hutte. J’ai cru qu’elle avait besoin de quelque chose, un peu d’eau, ou bien que je l’aide à aller à la toilette. Mais elle a dit seulement ces mots: «Sauve-nous.» Puis elle s’est tournée vers le mur.
Je suis entré dans la mer avec délices. L’eau du lagon était noire, immobile, sous le ciel encore clair. J’ai marché le long de la demi-lune de sable, puis je me suis lancé dans le courant. Je dérivais à peine. Quand je plongeais, j’entendais le froissement des vagues contre mon oreille. Je nageais lentement, prenant ma respiration pour glisser entre deux eaux, les yeux ouverts dans l’ombre, guidé seulement par la vibration de la mer.
La traversée était longue. À un moment, devant moi, j’ai distingué le socle de Plate, la forme déchiquetée du volcan.
Tout sans bruit, sans lumière. Pareil à un grand animal endormi sur la mer.
J’ai touché terre près du môle en ruine. C’est le domaine des laffes-la-boue aux piquants empoisonnés. C’est ici que Surya m’a soigné, la première fois, quand je m’étais coupé sur un corail.
Hors de l’eau, le vent était presque froid. Il y avait une odeur de pluie, comme un brouillard qui passait devant la lune. J’ai couru à travers les broussailles, le long de mon sentier, jusqu’au cap. Je devine encore mes brisées, mes pieds retrouvent les traces, les obstacles. Je n’ai rien oublié. Je suis passé au large des maisons de la Quarantaine, abandonnées. Véran et Bartoli n’y sont que pour dormir le jour. Ils passent leurs nuits en haut du volcan à guetter l’arrivée des ennemis imaginaires, à l’abri de leurs murailles sèches. Même la citerne semble oubliée, envahie par les lantanas. J’ai traversé l’odeur d’eau croupie, les nuages de moustiques. Ainsi la frontière inventée par l’autocrate est devenue réelle, comme si de ce côté de l’île tout avait été empoisonné.
J’ai fui ce quartier de ruines. Il y avait comme un souffle froid qui me faisait frissonner. Je me suis trompé deux fois de chemin dans la nuit, me heurtant à des portes d’épines. Puis tout d’un coup je me suis retrouvé de l’autre côté, au-dessus de l’escarpement où commencent les plantations de cocos. J’étais devant le village paria, je voyais la baie des Palissades.
Les lumières brillaient partout, dans les maisons, devant les portes, et le long du rivage les bûchers rougeoyaient. Je respirais une odeur lente de nourriture, mêlée à la fumée des bûchers, je la flairais comme un chien, du haut de l’escarpement. Il y avait des semaines et des mois que je n’avais pas senti cela. Maintenant, j’appartiens à un monde de pierre et de vent, un monde sans parfum où ne bougent que les oiseaux au regard cruel. L’écorchure de la mer, du soleil.
J’avais peur de descendre. J’ai fait un détour, pour ne pas alerter les chiens, pour arriver au vent. Dans le village paria, j’ai vu la hutte de Murriamah. Il n’y avait personne, et pourtant une petite lampe brûlait devant la porte.
La maison d’Ananta était vide aussi. À l’entrée, la lampe vacillait, au bout de son kérosène. À l’endroit où Ananta était couchée, le sol était propre, balayé. Il n’y avait plus de moustiquaire ni de drap. Son coffre de santal avait disparu, ses images, son brûleur d’encens. Le cœur battant, j’ai couru le long du rivage, jusqu’à la plate-forme au milieu de la mer. Je n’ai pas vu Surya tout de suite. À la lueur des bûchers, j’apercevais des silhouettes, des femmes occupées à nourrir les flammes, des hommes qui tisonnaient avec de longues branches. Sur la plate-forme, il y avait un corps allongé, enveloppé dans une robe.