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J’ai reconnu Surya. Elle était assise sur le bord de la plateforme, la fumée l’enveloppait par instants complètement, comme si elle brûlait elle aussi. Devant elle, Ananta. Une forme petite, mince comme un corps d’enfant, déjà calcinée par les flammes. À ses pieds, il y avait le coffre de santal qui contenait tous ses biens, toute sa vie, ses bijoux, ses peignes et ses fards. Mais Surya avait gardé la boîte d’étain de la compagnie Bird, contenant la carte d’immigrante de sa grand-mère, et le collier de laiton avec le numéro 109, qu’Ananta portait autour du cou quand elle est montée sur le bateau, à Bhowanipore.

J’étais ici pour le dernier instant. Je ne me suis pas approché de Surya. Je suis resté de l’autre côté du bûcher, sous la plate-forme devant la mer, à l’endroit où nous avions passé la première nuit ensemble.

Un homme était debout près de Surya. Il jetait de temps en temps de l’huile sur les flammes, qui bondissaient en crépitant. J’ai reconnu le vieux Ramasawmy, celui que j’avais pris pour un aide de camp de Shaik Hussein, et qui était en réalité le vrai dirigeant de Palissades. Il ne disait rien, il jetait seulement de l’huile, et la fumée tourbillonnait autour de sa silhouette maigre.

Tout était silencieux. Seulement le ronflement des flammes dans les bourrasques et le crépitement des étincelles.

Un peu plus loin, dans la grande rue, il y avait des gens qui allaient et venaient, des enfants qui ne dormaient pas. Des chiens qui copulaient, puis se battaient en poussant des cris stridents. Les chauves-souris de la grotte, attirées par les lumières, zigzaguaient à travers les volutes de fumée. Il y avait une odeur d’encens, douce, écœurante, une odeur de sueur aussi. Je grelottais. La fièvre montait doucement, m’emplissait de froid. Je me suis assis tout près des flammes pour me réchauffer. Sur une marche, un enfant était assis, aussi immobile qu’une statue. C’était Choto, le joueur de flûte qu’Ananta aimait bien. Suryavati regardait les flammes. Elle aussi était immobile, sauf de temps à autre, pour essuyer ses yeux irrités par la fumée.

Je me suis couché par terre, dans la chaleur du bûcher. Les bruits ont cessé peu à peu, et je me suis endormi d’un sommeil qui m’écrasait contre la terre. Quand j’ai ouvert les yeux, à l’aube, le brasier avait fini de se consumer. Tout était gris, comme recouvert d’une fine pellicule de cendres, jusqu’à la mer.

Je suis allé uriner accroupi dans les buissons. Puis j’ai marché jusqu’au rivage, pour me laver. La mer était basse, l’eau tiède. Sur la plage, les chiens rôdaient à la recherche d’un débris à ronger. Ils ont grogné contre moi, et j’ai marché, le bras levé, une pierre dans la main. Les rues du village paria étaient vides. Seuls, sur la plage, quelques silhouettes d’hommes et de femmes, debout dans l’eau pour prier. Dans la hutte d’Ananta, la lampe à kérosène s’était éteinte.

J’ai suivi le chemin des cabris, vers l’escarpement. Déjà, la lueur d’un feu s’allumait, derrière les maisons, ici ou là. Encore un instant, et le sifflet du sirdar allait retentir, pour dire aux femmes de préparer l’eau pour le riz et le thé. Puis les cohortes d’hommes et de femmes partiraient vers les plantations, la houe en équilibre sur la tête, ou bien portant les sacs de vacoa pour apporter des pierres noires à la digue.

En arrivant en dessous de la grotte, j’ai vu briller l’étoile de lumière. Suryavati était venue. J’ai imaginé qu’elle dormait, enveloppée dans un drap, la tête tournée vers le ciel gris, épuisée de fatigue et de chagrin.

J’ai attendu un instant, sans oser approcher. Je voulais qu’elle sente ma présence, et qu’elle m’appelle, comme elle m’avait appelé par la pensée, la nuit où nous avions dormi ensemble.

Surya ne dormait pas. Elle m’attendait. À la lueur de l’aube ses traits semblaient vieillis. Elle avait des taches de cendres sur son visage, sur ses mains, sur sa robe. Quand je suis arrivé devant la grotte, elle a éteint la mèche de la lampe entre ses doigts, et elle m’a entraîné sur la pente, vers le cimetière en ruine. Au-dessus de nous, le cratère faisait une muraille noire, menaçante, encore noyée dans la brume. Il me semblait qu’à chaque instant j’allais entendre la voix de Véran lançant ses menaces, ses sommations, criant: «Qui va là?» comme s’il était encore dans la garde, au temps des barricades.

Nous avancions bousculés par les rafales de pluie. Nous avons traversé le petit bois de filaos, dans la musique du vent. Sous les arbres, encore dans la nuit, nous nous sommes couchés sur le tapis d’aiguilles. Suryavati s’est serrée contre moi. J’avais si froid que je ne pouvais arrêter mes tremblements. J’ai posé mes lèvres sur ses paupières, j’ai goûté à ses larmes. Je ne sais plus ce que je disais, elle m’a fait taire. «C’est fini, je ne serai jamais plus la même.» Puis elle s’est calmée. Elle a dormi un peu, pendant que je veillais. Quand le soleil s’est levé derrière les nuages, elle a pris son sac de vacoa, où elle avait son drap et ses affaires et la boîte d’étain d’Ananta. Devant le môle, le vieux Mari semblait n’attendre que nous. Il nous a passés de l’autre côté, sur l’îlot Gabriel.

J’étais auprès de Suzanne, dans la hutte, quand le Véran de Véreux a fait son apparition. Peut-être qu’il savait que Surya était venue avec moi sur l’îlot, qu’il la cherchait pour l’arrêter. Il venait aux nouvelles, disait-il. Il espérait que la guérison était en bonne voie. Mais il avait son revolver à la ceinture, l’air sinistre d’un milicien. À force de veiller toutes les nuits et de dormir le jour, son visage a pris un teint terreux, son regard a une expression agressive, inquisitrice. Quand il est entré dans la hutte, Jacques a voulu l’expulser, mais Véran l’a repoussé contre le mur.

Alors Suzanne s’est redressée sur sa couche. La colère avait ranimé son visage, son regard brillait d’un éclat sombre.

«Vous voulez savoir comment je vais? Qu’est-ce que vous cherchez? Cela ne vous suffit pas? Vous trouvez qu’on met du temps à mourir?»

J’ai essayé de la calmer. Jacques est resté contre le mur, incapable d’un mouvement.

Suzanne était maintenant en proie à une crise de rage qui décuplait ses forces. Elle a réussi à se lever toute seule, elle a fait quelques pas dans la pièce. Elle étouffait. Tout d’un coup, avec ses deux mains elle a déchiré l’encolure de sa chemise jusqu’à la taille. Dans la pénombre, son buste luisait étrangement, la peau blanche marquée des taches noires des plaies où le sang s’était durci.

«Vous vouliez savoir? Eh bien, vous savez maintenant, vous avez vu! Alors partez! Allez-vous-en! Envoyez vos messages à Maurice, au gouvernement, au Patriarche! Dites-lui que nous n’en avons plus pour longtemps!»

Véran battait en retraite. Son visage brillait de sueur, ses yeux rétrécis étaient pleins de peur et de haine. Il est sorti de la hutte à reculons. Il a marmonné: «Cette femme est devenue folle.» Comme il fuyait à travers les broussailles jusqu’à l’embarcadère, j’ai fait comme Pothala. Je lui ai jeté des pierres. J’ai crié: Shuuda hafiz! comme si j’étais fou, moi aussi.

Je l’ai vu monter dans la barque de Mari, et glisser au loin, sur la lagune, un peu de biais, puis disparaître dans les fourrés, du côté du volcan.

Surya m’a pris la main. Sa paume était douce et chaude. Ensemble nous nous sommes installés devant la hutte de Jacques et Suzanne, sous l’auvent de toile.