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Pothala est venu nous chercher. Il s’est mis simplement debout devant la tente, sans rien dire. Son visage avait une expression figée. Jacques a eu beau lui faire signe d’entrer, lui offrir un bol de riz, il n’approchait pas. Quand on allait vers lui, il s’enfuyait. Contre le soleil, sa silhouette paraissait dégingandée, une ombre allongée. Suryavati l’a suivi vers le deuxième campement, et Jacques et moi avons marché derrière elle. Avant d’arriver, j’ai vu Sarah Metcalfe. À demi cachée derrière les buissons, elle nous regardait passer. J’ai voulu lui parler, mais elle a disparu dans les fourrés. Elle poussait de drôles de cris aigus, comme un animal qui a peur. Pothala était devant le campement, accroupi sur le seuil de la porte, le regard tourné vers l’intérieur.

Au fond de la hutte, une petite lampe était allumée. Murriamah était assise, les genoux repliés, elle se balançait un peu en avant et en arrière, et sans ouvrir la bouche, elle faisait un murmure étrange, comme un bourdonnement d’insecte. Quand Surya est entrée, la vieille femme a tourné la tête, et j’ai vu les marques de cendre que ses doigts avaient dessinées sur son visage. Il y avait quelque chose de lent et de froid dans son regard. Elle s’est reculée un peu, comme si elle avait peur. Surya a marché jusqu’au mur, et j’ai vu le corps de Rasamah, allongé à même la terre, enveloppé dans un vieux drap souillé. Son visage était absolument lisse, aussi neuf qu’un visage d’enfant. Elle n’avait pas de traces de la maladie, sauf à la commissure des lèvres et à la base du cou.

Malgré l’encens dans les brûleurs, l’odeur était insupportable. Jacques a pris mon bras et le bras de Surya, il nous a entraînés au-dehors. Je n’arrivais pas à détacher mon regard du visage de Rasamah. Son front haut et lisse, la ligne douce de son nez, l’ombre sur ses paupières, sa bouche entrouverte où brillaient ses incisives, et la forme juvénile de son corps sous le vieux drap taché, ses bras allongés, ses mains posées à plat sur la terre. Il me semblait que j’entendais les mots que Surya m’avait rapportés, ces paroles qui me faisaient frissonner comme la phrase d’une tragédie: «Pourquoi Dieu m’a donné ce visage et ce corps pour me faire vivre dans un cloaque?»

Aidés par Pothala, Surya et moi avons réuni tout le bois mort que nous avons pu trouver, les bois flottés sur la plage, les bouts de caisse naufragés, mangés par le sel. Surya s’était enveloppée dans le grand châle rouge qu’elle portait, la nuit où elle servait les bûchers. Il y avait quelque chose de changé en elle, quelque chose d’endurci, depuis la mort d’Ananta, un air égaré et rêveur, je ne sais plus.

Nous n’avions pas le temps de construire un autel avant la nuit. Jacques a dit, de sa voix froide: «Il faut aller vite, il faut tout brûler sur place.»

Il m’a aidé à démonter la bâche cirée, la seule chose de valeur, que nous avons roulée sur le sol. Sans la plus grande partie du toit, les murs de pierre noire entouraient Rasamah, elle paraissait petite et frêle dans l’enceinte inutile. Déjà fermée dans son sarcophage.

La poussière avait déjà commencé à couvrir son visage. Nous avons lancé sur elle les branches sèches. Le vent tiède entourait l’îlot, apportant la rumeur de la mer. Suryavati a versé l’huile sur le corps de Rasamah. C’était juste avant la nuit, le ciel devenait pâle, la mer d’un bleu presque violet Surya a donné la lampe à Pothala, elle lui a montré où il fallait bouter le feu. Pendant quelques minutes il ne s’est rien passé, parce que le bois était salé et ne voulait pas brûler. J’ai entendu le battement énervé d’un éventail, un simple carré de paille tressée que Murriamah agitait. C’était un bruit familier, comme quand elle allume le feu sous la marmite de riz. Puis la flamme a jailli, très rouge, dans la fumée tourbillonnante. Jacques a regardé encore un moment, puis il est retourné au campement, auprès de Suzanne.

Je ne pouvais pas quitter des yeux la flamme. Maintenant il faisait complètement nuit, le vent était léger. Des chauves-souris voletaient autour du brasier, à la poursuite des insectes. Surya entretenait le feu. Elle jetait des branches, repoussait les tisons. Murriamah avait mis dans le feu toutes les affaires de Rasamah, même ses bijoux et ses fards. C’était comme si elle avait décidé qu’il ne resterait rien d’elle sur la terre. Pothala restait immobile, de l’autre côté du foyer. À un moment, j’ai vu qu’il s’était couché à même la terre, et qu’il s’était endormi.

Moi aussi, j’ai sombré dans le sommeil, en regardant tourbillonner les étincelles.

Suryavati m’a touché l’épaule, pour me réveiller. Je ne comprenais pas ce qu’elle me disait. Elle a répété: «Suzanne veut te voir.» J’ai titubé jusqu’à la hutte. Jacques m’attendait devant l’entrée. Le reflet de la lampe donnait une expression étrange à son visage. À l’intérieur de la hutte, la lampe faisait la même lumière vague que dans la pièce où j’avais vu Rasamah. Sur sa couche, Suzanne paraissait très mal. «Elle délire, a dit Jacques, elle dit sans cesse ton nom, elle récite les poèmes que tu lui as appris, Rimbaud, Baudelaire. C’est toi qu’elle veut, elle te réclame.» Comme j’hésitais à approcher, Jacques a ajouté d’une voix froide: «Peut-être qu’elle ne va pas mourir, qu’elle va se battre.» Je me souviens, quand il était interne à l’hôpital Saint Joseph, à Londres, il m’avait parlé de cette femme qui se mourait d’une fièvre puerpérale: «Peut-être qu’elle s’en sortira, malgré les médecins.» Je n’arrive pas à me souvenir si elle avait guéri, comme si cela pouvait avoir une quelconque importance pour la vie de Suzanne.

J’ai posé ma main sur son front bouillant. Elle a tourné la tête, lentement, avec peine. C’était le même regard que Rasamah, où la souffrance décuplait l’intelligence.

«Est-ce que je vais mourir, est-ce que c’est maintenant?» Elle a dit cela dans un murmure, pour que Jacques ne l’entende pas. J’ai serré sa main. Je voulais lui donner ma force. Je me souviens bien, à Hastings, nous avancions tous les trois sur la plage, contre le vent. Elle se souvenait peut-être de cela, ce vent frais, chargé de mer, qui nous donnait envie de partir. C’est ce jour-là que nous avons décidé d’aller à Maurice.

Elle parlait, elle disait des mots indistincts, comme si elle était ivre. Jacques s’est allongé auprès d’elle, et presque aussitôt s’est endormi. J’écoutais le bruit de la respiration de Jacques, les phrases emmêlées de Suzanne, et les bruits de la nuit, les cris des oiseaux dans les rochers. Avec la marée, le vent était arrivé.

Au point du jour, je me suis levé. Suzanne respirait doucement. La crise était passée. Son visage n’était plus enflé, les mèches de ses cheveux étaient collées à son front par la sueur.

Dehors, l’odeur du brasier s’était évaporée. Le vent dispersait les cendres. J’ai vu les formes de Murriamah et de Pothala, et plus loin, contre un rocher, Surya qui dormait. Le vent était froid, comme s’il sortait des profondeurs. J’ai touché le visage de Surya, elle s’est retournée, elle m’a attiré contre elle, dans le creux tiède du sable. J’ai senti ses lèvres contre les miennes. Nous n’avions qu’un seul souffle.

Au septième jour du voyage

Au septième jour du voyage, Giribala a écrit: Dimanche et elle a tracé son grand trait. Ce jour-là, Shitala, la déesse froide, est entrée dans le navire. À l’aube, quand les marins descendirent dans la cale pour recruter un couple de forçats pour le nettoyage du pont, un des sepoys était replié contre la coque, dans une posture grotesque, attaché par la jambe à son compagnon. Le médecin, M. Sen, est venu. Il a mis un miroir devant la bouche du forçat et a constaté qu’il était bien mort. L’odeur infecte qui régnait dans la cale et la souillure du corps ne laissaient guère de doutes sur la cause du décès. Le médecin a apporté la mauvaise nouvelle au commandant qui s’est mis en colère, a convoqué les arkotties et demandé pourquoi il n’avait pas été prévenu. Maintenant, le choléra était à bord, cela signifiait un retard, d’autres malades, des morts sans doute. Il était responsable devant la Bird and Co, pour avoir embarqué un homme malade.