Des marins ont détaché le cadavre, l’ont enroulé dans des chiffons imprégnés d’ammoniaque, et l’ont monté sur le pont. C’est alors que les immigrants ont commencé à parler de la déesse froide.
Dans l’entrepont, il y eut un début de révolte. Certains demandaient qu’on retourne en Inde, d’autres voulaient quitter le couvert de l’entrepont et s’installer en plein air, pour fuir les miasmes. Dans le quartier des femmes aussi la peur grandissait. La plupart s’étaient massées à l’arrière, pour être le plus loin possible des latrines et du réduit des bagnards. Seules les femmes Doglij Lokê restaient immobiles, leurs yeux agrandis de frayeur, sans comprendre ce qui arrivait. Mani et Giribala sont restées ensemble. Ananta écoutait la rumeur qui grandissait, et elle se serrait contre sa mère, comme si le temps de Cawnpore était revenu.
Les marins, armés de bâtons, ont détaché le reste des sepoys et les ont conduits sur le pont. Il y a eu le bruit lourd d’un corps qui tombait à la mer, et d’un seul coup le silence est revenu dans l’entrepont. Un peu plus tard, les marins ont apporté un seau et une bonbonne de Condys fluide pour désinfecter la cale. L’un d’eux a expliqué à un immigrant, qui amplifia la nouvelle, que désormais les bagnards voyageraient sur le pont, dans l’étroite pièce de l’infirmerie, afin d’éviter la contagion. Mani a secoué la tête: «Maintenant, la déesse froide est sur le bateau, il y aura d’autres morts.» Elle a mis autour du cou de son fils une amulette, une graine noire et un morceau de santal, pour le protéger. Ananta n’avait rien que le collier avec la médaille de laiton, portant le numéro d’inscription de sa mère.
À présent, il y avait quelque chose de trouble dans le ventre de l’Ishkander Shaw, une menace, une peur. C’était là sans cesse, dans la pénombre de l’entrepont, cela emplissait l’air, vibrait dans les trépidations des machines, était présent dans le roulis, jusque dans les moindres craquements des membrures. C’était dans le passage des heures, le changement de couleur du ciel, qu’on percevait à travers les interstices de la bâche.
C’était durant la nuit surtout que la déesse rôdait. Giribala restait couchée sur la natte, enlacée à sa fille, elle attendait sans dormir, les yeux grands ouverts dans l’ombre. Elle s’endormait un instant, comme on tombe, puis elle se réveillait en sursaut, le cœur battant, le visage en sueur, et elle serrait Ananta contre elle.
«Quand arrivons-nous, maman? demandait Ananta à voix basse.
— Bientôt, ma chérie, demain peut-être, ou après-demain.»
Mais elle savait bien qu’il fallait encore longtemps, des jours et des nuits, des mois peut-être.
Parfois, il y avait un souffle, un soupir qui courait dans l’ombre, un air froid qui hérissait tous les poils de la peau. Giribala sentait le souffle passer sur elle et sur Ananta, et elle n’osait plus bouger, ni respirer. C’était le souffle de Shitala, celle qui annonce l’arrivée du Seigneur Yama, le maître de la mort. Giribala se souvenait du jour où elle avait rencontré dans les roseaux de la Yamuna la jeune fille aux yeux vides qui tenait dans ses bras son enfant mort, et qui avançait vers elle irrésistiblement, la main tendue, jusqu’à ce que Lil la tire en arrière et l’arrache à son regard.
Chaque matin, dans la lumière grise de l’aube, après que le coup de sifflet de l’arkottie avait résonné, les immigrants se redressaient et se comptaient du regard. Ils cherchaient à voir qui était tombé dans la nuit, qui avait été touché par le souffle de la déesse.
Un matin, c’est un enfant qui ne s’est pas redressé. Il était à quelques pas d’Ananta, très pâle, les lèvres bleues, couché contre un tas de linge souillé, les yeux entrouverts, et sa mère essayait de le réveiller en le berçant d’une plainte monotone.
La maladie était rapide, le froid entrait dans le corps, jusqu’à bleuir les doigts et les lèvres, et l’enfant s’est vidé en quelques heures de toute son eau. Quand le médecin est venu, l’enfant était déjà mourant. Un marin l’emporta, enveloppé dans des chiffons comme une vieille poupée, et il ne resta plus que la plainte de la mère, cette chanson qui semblait sourdre de partout à la fois, dans la pénombre de l’entrepont. Et toujours, le bruit lourd du corps qu’on immergeait, la mer qui se refermait sur lui.
Le pont, en plein air, n’était plus comme avant. Quand c’était le tour de Giribala et d’Ananta, elles ressentaient toujours le même éblouissement, ce tourbillon du ciel et de la mer, le vent chaud qui gonflait la grand-voile, et les volutes de fumée qui jaillissaient de la haute cheminée, au-dessus du château, en jetant des escarbilles. Mais il y avait la peur, maintenant, comme le regard de la jeune fille au bord de la Yamuna, l’odeur fade de son corps, son haleine glacée.
Sur le pont, les femmes travaillaient, lavaient leur linge, et personne ne parlait. Il y avait une marque, à côté des chaloupes, là où chaque matin on basculait à la mer les corps que la déesse avait pris.
Lil elle-même avait cessé de parler. Elle s’asseyait tout le temps à sa place, entre les membrures, son châle rabattu sur son visage, tenant son fils serré contre son sein ridé.
L’équipage aussi était devenu silencieux. Depuis que les sepoys avaient été enfermés dans l’infirmerie, les marins dormaient à l’arrière, à même le pont, à l’abri des machines. Ils ne descendaient plus dans l’entrepont. Le cuistot déposait au bas de l’échelle la grande marmite de riz et les immigrants venaient se servir à tour de rôle, sous la surveillance des arkotties. Seuls les deux hommes du Nord, vêtus de leurs longues robes blanches, coiffés de leurs hauts turbans, continuaient leur partie d’échecs sur un grand mouchoir à carreaux rouges, comme si rien d’autre au monde n’avait d’importance. Ananta s’était échappée plusieurs fois pour les regarder jouer, mais ils ne l’avaient pas même remarquée.
Giribala avait déjà rempli vingt-huit pages du cahier d’écolier, écrivant pour la quatrième fois Lundi, lorsqu’il se produisit quelque chose de nouveau, qui bouleversa tous les immigrants. C’était encore tôt le matin, le vent avait cessé, et la mer n’avait plus ces longues vagues qui fatiguaient la coque du navire et faisaient gémir les membrures, mais une houle courte, comme lorsqu’ils avaient passé les bouches du Gange, à la pointe des Sables.
Puis il y eut ce bruit étrange, un grincement, ou une plainte, et c’était si inhabituel que toutes les femmes ont voulu voir par les verres graisseux des hublots. C’est Mani qui a reconnu le bruit. Elle a serré le bras de Giribala, son visage éclairé par la joie. «Écoute! Écoute! Nous sommes près de la terre! Écoute!»
Elle s’est frayée un passage jusqu’au hublot, entraînant Giribala avec elle. À travers la vitre, Giribala a aperçu la mer couleur d’émeraude, et la ligne des îles, les silhouettes incroyables des cocotiers. Les bruits grinçants provenaient d’oiseaux de mer qui suivaient le navire, tourbillonnant dans le ciel au ras du pont.
L’heure de la sortie n’avait pas sonné, mais Giribala et Ananta se sont précipitées en haut de l’échelle, suivies de Mani et des autres femmes. Les îles étaient à bâbord, glissaient doucement devant la proue du navire. Il y avait si longtemps qu’elles n’avaient pas vu la terre que ces îles leur paraissaient irréelles, inaccessibles comme l’embouchure d’un fleuve gigantesque. À l’horizon, droit devant, en partie cachée par la voile et la cheminée, il y avait une autre terre, qui semblait sans fin, ourlée d’écume, avec de hauts pics dont les sommets se perdaient dans les nuages. Mani a montré la ligne de terre. «C’est ici. Nous sommes arrivés. C’est Mirich Desh.»