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Les yeux de Mani étaient pleins de larmes, à cause de l’émotion, ou bien à cause de toute cette lumière. Ananta a serré la main de Giribala. «Est-ce que nous sommes vraiment arrivés, maman?» Mais Giribala ne pouvait rien lui répondre. Elle ne pouvait que regarder cette terre si longue, si blanche, les montagnes et les nuages, et les larmes qui débordaient aussi de ses yeux. Elle n’arrivait pas à comprendre qu’elles étaient vraiment arrivées.

Peu à peu les autres immigrants, les hommes du quartier avant, arrivaient sur le pont. Les arkotties eux aussi étaient montés, ils se tenaient debout à la proue, dans l’aire de manœuvre, mais les marins ne songeaient pas à faire évacuer le pont. L’Ishkander Shaw avait affalé toute sa toile, et glissait à la seule force de sa machine à vapeur, comme pour faire une dernière démonstration de sa puissance.

Devant eux, trois îles sombres dérivaient lentement, pareilles à des animaux échoués, et un peu plus loin, au centre du bras de mer, un rocher aigu émergeait de l’Océan. Puis le commandant s’est ressaisi, il a donné des ordres, et à coups de sifflet, les arkotties ont fait redescendre tout le monde dans l’entrepont. Malgré la fraîcheur du matin, le soleil avait chauffé l’intérieur du navire. L’air au-dehors était immobile, la mer calme. Déjà les immigrants se hâtaient de plier leurs affaires, de nouer les coins de leurs ballots. Il y avait un bruit de voix, des cris, une impatience, une fièvre. On arrivait.

Le vent ne cesse plus

Le vent ne cesse plus. Il a éloigné toute menace de tempête. Le ciel est d’un bleu qui déchire la vue, et la mer sombre, dure, infranchissable. Surya et moi, nous avons construit notre campement tout à fait au sud, au pied du piton, sous les terriers des pailles-en-queue. C’est elle qui a choisi l’endroit. Elle a dit qu’elle voulait vivre près des oiseaux, voir comme eux l’horizon et la côte de la grande île où ils ne vont jamais.

Elle a tout donné avant de quitter Plate, la moustiquaire et les instruments de cuisine. Elle n’a gardé que son harpon et le sac de vacoa. Elle a brûlé ses cahiers d’école et les pages de l’lllustrated London News qui parlaient de Londres et de Paris. Quand j’ai compris cela, qu’elle n’avait plus rien, j’ai senti un frisson, le frisson que donne la proximité de la vérité.

Le vent souffle en rafales sur les angles des basaltes, il bouscule les batatrans et les broussailles. C’est un vent qui vient de loin, qui a le goût de la haute mer. Le soleil est ardent depuis la première minute jusqu’au moment où il plonge dans la mer. Les basaltes étincellent. Même les vacoas sont pleins d’étincelles. Parfois un insecte file dans la lumière, une guêpe, emportée vers la mer.

Le piton vibre tout le temps. Au commencement, on ne s’en rend pas bien compte. On croit entendre la rumeur de la mer, le fracas des vagues sur les écueils noirs, à la pointe de l’îlot. Mais la vibration est pareille au vent. Elle vient du plus profond, du ventre de la terre, et elle remonte jusqu’au rocher sur lequel nous sommes accrochés. Même lorsque nous nous couchons sur la terre, au fond de la faille, nous l’entendons. Suryavati prend ma main, elle la serre très fort. «Nous resterons toujours ensemble, n’est-ce pas? Bhai…» Peut-être est-ce la fièvre qui vibre comme cela, de la terre jusqu’à notre corps. La déesse froide, sur qui nous demeurons.

Pas très loin de notre abri, vit Sarah Metcalfe.

Depuis la mort de Rasamah, c’est Surya qui lui porte à manger, une offrande de riz, quelques fruits, des coquillages. J’ai essayé de lui parler, mais elle est devenue si craintive qu’elle n’a même pas voulu sortir de sa cachette. Ce matin, ce sont les oiseaux-bœufs qui ont nettoyé l’assiette de lampangue et de poisson séché. Mais elle n’a pas peur de Surya. Elle s’assoit sur une pierre, elle mange vite, sans dire un mot. Elle boit à la citerne, directement du seau, quand il n’y a personne aux environs. Ses vêtements sont en haillons, son odeur est repoussante. De quoi, de qui a-t-elle peur? Surya dit qu’elle se cache, de peur que Véran ne la fasse enfermer. Elle passe toute la journée terrée dans son trou, comme une bête traquée. Elle ne sort qu’au crépuscule, pour boire, ou pour chercher des coquillages dans les flaques, à la marée basse.

La planche où elle a écrit le nom de John a basculé dans le vent, et elle ne se soucie plus de la redresser. Pourtant, quelquefois j’ai vu Sarah du côté des pyramides que j’ai dressées à la mémoire de nos premiers morts, Nicolas et M. Tournois et les femmes indiennes. Mais peut-être qu’elle ne va là que pour s’abriter du vent. Pothala continue à lui jeter des pierres, malgré les admonestations de Jacques, peut-être parce qu’il a peur d’elle. Elle se sauve en poussant des cris aigus d’oiseau.

Justement, il y a les oiseaux. Dès l’aube, Surya m’emmène jusqu’en haut du piton, aux tanières des pailles-en-queue. Nous rampons parmi les broussailles sèches, sans bruit. Le vent siffle dans les rochers, la mer est si bleue et libre! Maintenant nous la voyons avec le regard des oiseaux, un regard dur, qui scrute chaque fond, chaque courant. Ce matin, Surya m’a montré une forme sombre qui glissait à la surface, au large du cap. «Regarde!» Un orque avançait, en faisant bouillonner la mer, puis se renversait en montrant son ventre blanc.

Les pailles-en-queue tournent à la recherche de proies. Un oiseau-bœuf passe au ras du piton, en criaillant, son envergure immense bordée de noir étendue dans le vent. Il a repéré un poisson et se laisse choir comme une pierre, suivi des pailles-en-queue, qui tombent l’un après l’autre. Nous entendons le choc des corps sur la mer, puis la bataille qui s’ensuit. Personne ne peut entrer impunément dans leur domaine.

Nous connaissons chaque tanière. Surya avance la première, en rampant, jusqu’à la porte. Maintenant, les pailles-en-queue la connaissent, ils ne nous attaquent plus. Ils se contentent de marcher en boitant le long du glacis, leur bec ouvert, en feulant. Suryavati leur parle doucement, elle a avec eux un langage doux et glissant, la langue des Doms, la langue secrète qu’Ananta lui a apprise. Elle dit: «Ils sont comme nous, des vagabonds et des voleurs.» Elle m’a appris des mots, pour m’entendre les répéter, churm, voleur, chalo gui laiyé, entrons dans la maison. Mais elle ne leur prend jamais rien.

Elle les regarde longtemps, couchée dans la terre, tandis que les oiseaux viennent et repartent. Je reste un peu en arrière, dans les rochers. J’aime le moment où les oiseaux s’élancent vers la mer, leurs longues banderoles de feu ondoyant dans le vent, leurs corps brillant comme la nacre.

Nous ne parlons pas. Juste quelques mots, comme une chanson. Ou bien quand nous sommes blottis dans notre antre, avec le vent qui siffle au-dessus de nous, son souffle qui se mêle au mien, son œil immense qui s’ouvre au milieu de son front, mon nom, qu’elle répète lentement: bhaiii…

Chaque jour, dans l’après-midi, je descends du promontoire. Je vais chercher l’eau aux citernes, dans une outre en peau de chèvre que m’a donnée Mari. Puis au campement, pour notre part de riz. Suzanne a commencé à se lever. Elle est très maigre, sa longue robe flotte sur elle. Elle aide Jacques à faire cuire le riz. Elle mange de bon appétit. Elle a une façon très élégante de prendre le riz avec trois doigts, c’est Surya qui lui a montré. Elle rit quand je lui en fais la remarque. C’est la première fois depuis longtemps que je la vois rire.