Jacques donne des nouvelles.
«Nous avons eu la visite de Bartoli. Il prétend que le garde-côte doit venir nous chercher aujourd’hui ou demain. Il dit que les coolies sont massés sur la plage à attendre.»
Je l’écoute distraitement, tout en remplissant de riz le plat émaillé. Surya aime le lampangue, la croûte brûlée au fond de la marmite, que je décolle avec soin.
«Il paraît que Véran devient fou. Il s’est barricadé en haut du cratère, il veille toute la nuit, il dit que c’est le grand soir, qu’ils vont nous tuer jusqu’au dernier.»
Suzanne commente:
«Mais il doit bien descendre de temps en temps pour manger?»
Jacques hausse les épaules.
«Il doit avoir suffisamment de provisions, avec tout ce qu’il nous a volé. Et il a la source juste en dessous.»
Il raconte à voix basse, pour que Suzanne n’entende pas:
«Il aurait égorgé un cabri, l’autre nuit, pour recueillir son sang et essayer une transfusion, avec un syphon enfoncé dans sa cuisse. Il est devenu fou, plus personne n’ose approcher de son repaire.»
Il y a encore quelques jours la nouvelle de la folie de Véran m’aurait rempli de joie. Véran, couvert de sang, barricadé dans les ruines du phare, revolver au poing, guettant l’assaut des fantômes. Maintenant, tout cela m’indiffère. C’est comme un mauvais rêve déjà usé, qu’on retrouve en sortant d’une longue maladie, et qui s’évapore avec la sueur.
Suzanne m’a pris par la main. À la lumière du soleil déclinant, elle est pâle, lointaine. Elle dit timidement:
«Pourquoi ne venez-vous pas ici, avec nous?» Elle n’ose pas prononcer le nom de Surya. Elle a honte d’avoir dit naguère: «ta bayadère».
Mais le vent de Gabriel a tout balayé. Il n’y a plus de poésie. Je n’ai plus envie de lire les longues phrases un peu solennelles de Longfellow. Il me semble que même les mots violents de l’homme d’Aden ont disparu dans le ciel, ils ont été emportés par le vent et perdus dans la mer. Dès que j’ai collecté le riz et rempli l’outre d’eau fraîche, je me hâte vers le promontoire où Suryavati m’attend, couchée sous le vol obsédant des oiseaux-comètes.
Suzanne a senti que quelque chose lui échappe. Elle ne sait pas, elle veut me retenir. Elle essaie de me parler comme autrefois, Londres, Hastings, et The Song of Hiawatha. Elle voudrait que Jacques recommence à raconter Maurice, les champs de Médine, la maison d’Anna. Elle dit: «Tu l’as entendu? Demain ou après-demain, nous serons enfin là-bas.» Est-ce qu’elle a déjà oublié? La vengeance du vieil Archambau a glissé sur elle sans laisser de marques.
Elle a pensé à autre chose, comme une solution à tous nos problèmes. «Nous irons à la Réunion plutôt, il paraît qu’ils ont besoin de médecins, d’infirmières, à la Ravine-à-Jacques.» Elle s’interrompt. «Un nom qui nous irait bien — Et puis c’est mon pays, après tout. L’été nous irons jusque dans les hauts, à Cilaos, en chaise à porteur, il fait froid, il y a des cascades glacées, des forêts pleines d’orchidées, c’est le paradis.» La vie est revenue en elle, le sang afflue à ses joues, ses yeux brillent. Elle fait des projets, elle recommence à rêver. Jacques la serre contre lui, il l’embrasse. Il a le regard embué des myopes. Il a essayé de parler, mais il n’arrive plus à raconter Maurice comme avant. C’est comme s’il n’y croyait plus. Il s’est tourné vers moi, et pour la première fois j’ai vu cette expression de froideur, presque de haine, et j’ai compris que, quoi qu’il advienne, il avait déterminé de ne jamais plus rien devoir au nom des Archambau.
J’ai couru vers le piton, pour retrouver mon domaine, et Surya. Dans les broussailles, j’ai rencontré Pothala qui errait. Il est très maigre, noir. Il a la taille d’un enfant et le regard endurci d’un adulte. J’imagine tout ce qu’il a vécu depuis le départ de Calcutta.
J’ai essayé de l’amadouer avec un peu de nourriture. Je lui tends l’assiette émaillée qui contient les morceaux de lampangue de riz. Il a les yeux brûlants de ceux qui ont faim. Mais il se recule au fur et à mesure que j’avance. Je lui dis en français: «Allons, viens, n’aie pas peur! Je ne vais pas te manger! Tu es beaucoup trop maigre.» Il ne parle aucune langue. Surya dit que lui et sa mère sont des «gipsies», kolhatis des montagnes de l’Inde, des jongleurs, des voleurs. Ils volent les enfants, ils dressent des singes pour entrer dans les maisons, ils ont des serpents comme chiens de garde.
À présent que leur campement a brûlé, Murriamah et lui n’ont plus d’abri. Ils ne peuvent pas habiter avec Jacques et Suzanne, ils sont trop farouches. Le jour, pour fuir l’ardeur du soleil, ils se réfugient dans le bosquet de filaos, près de la plage. Ils restent tapis dans les batatrans, je vois la marque de leurs corps dans les feuilles. Le soir, ils dorment dans la clairière, près des citernes et des latrines. Murriamah vient chercher sa part de riz chaque matin, sans un mot. L’îlot Gabriel sèche toutes les paroles. Le vent, la dureté des pierres, le grondement des vagues sur le récif sont devenus nos vraies paroles.
Jacques est venu lui aussi à la pointe sud, pour regarder la ligne de l’île. Il regarde presque sans ciller. Je connais chaque détail, chaque accroc sur cette ligne. Je pourrais la dessiner sur le sable les yeux fermés. Tout de suite à droite, la proue naufragée du Coin de Mire, et loin derrière, confondue avec la mer et le ciel, la longue bande de sable qui court vers l’est, puis les pentes vertes des cannes, et la série des douze pics dont les pointes se perdent dans les nuages, le piton de Rivière Noire, la montagne du Rempart, le Corps de Garde, la montagne Ory, le Pouce, les Deux Mamelles, le Pieter Both avec son chapeau, la montagne Calebasse, la montagne Blanche, la montagne Bambous, le Camp de Masque. C’est Jacques qui m’avait appris leurs noms, c’était comme une litanie que je récitais, le soir, dans mon lit, à la pension de Mme Le Berre, à Rueil. Sur un carnet j’avais marqué leurs noms. J’imaginais d’escalader le Pieter Both. C’était comme une promesse que nous nous étions faite, Jacques et moi. «Papa avait dit à Alexandre: Je te parie que tu ne monteras pas jusqu’en haut avec moi. Alexandre l’a accompagné jusqu’au chapeau, là où il y a une échelle de corde. Mais il avait le vertige. Et papa est arrivé en haut tout seul, il s’est assis sur le chapeau de pierre. Il a dit qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi beau.»
Maintenant, je sais bien que nous n’irons pas au sommet du Pieter Both. Il s’est passé trop de choses. C’est comme si cela n’existait plus. Le Pieter Both est une montagne comme les autres, juste une dent sur cette ligne bleutée que j’ai regardée jusqu’au vertige, jusqu’à la nausée.
Mais Jacques n’est pas venu pour regarder le paysage, ni pour voir comment est notre campement. Il est venu pour m’interroger.
Jacques:
«Quelles sont tes intentions?»
Moi:
«Comment cela, mes intentions?
— Tu sais ce que je veux dire. Demain ou après-demain, le bateau sera là. Il faut que tu prennes une décision.
— Si c’est ce que tu veux savoir, je ne resterai pas ici.»
Mon ton sarcastique lui déplaît.
«Je parle de cette jeune fille. Qu’est-ce que tu lui as promis?»
À mon tour d’être irrité.
«Mais rien! Que veux-tu que je lui promette? Est-ce qu’ici on est en mesure de promettre quelque chose?»
Jacques aussi s’irrite. Quand il s’irrite, il ôte ses lunettes et passe son doigt sur l’arête du nez. Il paraît que mon père et l’oncle Archambau faisaient la même chose. Avant, cela m’amusait. Maintenant, j’ai du mal à supporter ce tic.