Jacques parle lentement, comme à un enfant qui fait la mauvaise tête.
«Ce que je veux dire — ce que nous avons à te dire, Suzanne et moi, c’est que tu n’es pas un parfait inconnu à Maurice, tu appartiens à une famille, les Archambau sont des gens puissants, ils font partie de l’oligarchie, le fameux cercle de la Synarchie.»
Je l’interromps.
«Tu veux parler des Patriarches?
— Oui, les Patriarches, si tu veux. Tu appartiens à cette caste, que tu le veuilles ou non. Et tu ne peux pas faire que cette jeune fille ne soit pas d’une autre caste. Ici, ça n’avait pas d’importance. Ici c’est une terre neutre, une île déserte. Mais, dès que tu en sortiras, tout sera comme avant Est-ce que tu y as pensé? Il faut que tu sois franc avec elle, il faut que tu lui dises la vérité.»
Je regarde la ligne de l’île, à l’horizon. D’un instant à l’autre, tout change. Des nuages se lèvent, là-bas, une grande barre oblique qui s’alourdit à l’ouest, vers le Coin de Mire, et déjà les montagnes disparaissent dans un brouillard de pluie. Le vent qui souffle est plus frais. Il agite les cheveux et la barbe de Jacques. Je vois sur le côté de sa mâchoire les poils blancs mêlés à la barbe.
Jacques se méprend sur mon silence. Il m’entoure de son bras, dans un geste faussement protecteur. Est-ce qu’il a oublié que Surya a sauvé sa femme?
Je dis:
«Peut-être que tu as raison. Nous sommes devenus étrangers.»
Je vois qu’il n’a pas compris ce que je viens de dire.
Jacques me montre l’horizon:
«Regarde, c’est tout de même notre pays. Nous n’en avons jamais eu d’autre. C’est là-bas, à Anna, que nous sommes nés.»
Il tend la main comme s’il montrait des villages, des maisons imaginaires. En clignant des yeux, j’ai vu briller les cases des pêcheurs de Grand-Gaube, le phare de la Pointe aux Canonniers, les tours des fours à chaux, du côté d’Union, de Harel.
Je sais bien qu’il se trompe. Jacques m’a parlé de Suzanne, son projet un peu fou, de devenir la Florence Nightingale de Maurice, de créer des dispensaires, d’améliorer les conditions des laboureurs, et Jacques serait leur médecin. Je ne sais pourquoi, tout cela est déjà loin de moi, j’ai cessé d’y croire.
«Tu ne comprends pas ce que je te dis.»
Jacques me regarde avec étonnement. J’ai une voix qu’il ne reconnaît pas, dure, déterminée.
«Nous sommes devenus étrangers l’un pour l’autre, nous n’appartenons plus au même monde.»
Mon visage brûlé, mes cheveux emmêlés, épaissis par le sel, c’est comme s’il me voyait pour la première fois.
«Tu es fou?
— Mais regarde-moi. Regarde-toi. Nous n’avons plus rien en commun. Nous ne serons plus jamais comme avant. Toi et Suzanne, vous irez d’un côté, moi de l’autre. Peut-être que nous ne nous reverrons jamais. Le bateau va venir vous chercher, vous irez à Médine, à Port-Louis, je ne sais pas où. Toi tu seras toujours un Archambau. Tu pourras retourner en France, ou en Angleterre. Moi je reste avec Surya, je serai toujours avec elle, elle est ma famille maintenant. Même le Patriarche ne saura pas où je suis.»
Je suis debout au milieu des rochers, le dos tourné à la mer. La colère m’a pris, je suis prêt à empoigner Jacques, à le gifler. Jamais je n’aurais imaginé que je pouvais le haïr, non pas pour lui-même, mais pour ce qu’il représente, l’esprit des Patriarches. Il est en haillons comme moi, il est hâve, famélique, rongé par la fièvre et la dysenterie, pieds nus dans ses souliers, et ses lunettes cassées, et pourtant il continue à commander, à régner en maître.
«Tu dis vraiment des choses insensées, absurdes. Comment pourras-tu renier ta famille, ce que tu es, moi, Suzanne, tout ce qu’on a fait pour toi…»
Je l’interromps. Tout d’un coup c’est le trop-plein de ma rancœur qui se déverse.
«Mais ouvre les yeux! Ce sont eux qui ont tout fait, les Patriarches, ce sont eux qui nous ont abandonnés, comme ils avaient abandonné les passagers de l’Hydaree, pendant des mois sur cette île. Tu ne comptes pas pour eux! Rien ne compte pour eux, en dehors de leurs champs de cannes. Tu parles du nom des Archambau, mais tu es le fils d’un homme que les Archambau ont humilié, ont jeté dehors! Un fruit sec! C’est l’oncle Archambau qui le lui a dit, après la reddition de comptes. Et quand il a eu ce qu’il voulait, il nous a mis tous à la porte, il a envoyé maman à la mort. Parce qu’elle n’était pas du grand monde, parce qu’elle était eurasienne! Et toi, tu voudrais que je retourne chez eux, que je fasse comme s’il ne s’était rien passé? C’est toi qui es fou. Jamais ils ne t’accepteront, ni toi ni Suzanne. Moi, je n’existerai pas pour eux. Ils ne sauront même pas qui je suis. Je ne les verrai jamais, sauf quand ils passeront au galop dans leurs voitures, et que je me mettrai dans le fossé pour ne pas être écrasé.»
Jacques est anéanti. Il ne répond pas. Il s’assoit sur un rocher, son visage brillant au soleil, avec l’arête du nez cassée un peu pâle. Il regarde vaguement au loin, du côté de l’horizon où les montagnes se gomment sous la pluie. J’ai honte de m’être laissé emporter. «Écoute, il faut que tu le saches: nous n’avons plus rien ici, ni maison ni famille.»
Je sais que je lui fais mal, parce que je dis ce qu’il ressent depuis longtemps. Comme s’il n’était venu sur cette île, avec Suzanne, que pour être exilé de Maurice à jamais.
Suzanne nous a rejoints à la pointe. Elle arrive en vacillant, sa longue robe qui flotte sur son corps trop maigre. Elle est faible, mais son visage est éclairé par un sourire. Elle se doute de notre dispute. Comme autrefois, sur la plage de Hastings, elle se blottit contre l’épaule de Jacques, elle caresse ses cheveux. Elle voudrait bien retrouver les gestes, quand ils étaient amoureux, qu’ils avaient la vie devant eux. Suzanne me prend la main, elle essaie de m’attirer pour que je m’assoie avec eux.
«Pourquoi ne viens-tu pas vivre avec nous? Bientôt nous serons réunis là-bas, tout sera merveilleux comme on l’avait dit?» Mais elle a dit cela avec une interrogation dans la voix, comme si elle-même n’arrivait pas à y croire, que c’était seulement une rêverie écrite dans son keepsake. Elle dit: «Nous irons voir les gens de la famille. Nous ne nous séparerons jamais, n’est-ce pas?»
Jacques ne répond pas. Je sais ce qu’il pense. C’était dans son regard froid, quand il me regardait. Nous n’avons plus de famille. Peut-être que nous n’en avons jamais eu. C’était seulement un rêve que j’entretenais dans ma solitude, dans le dortoir froid de la pension Le Berre, pour tromper ma faim. Quand ma mère est morte, l’oncle Archambau a tout effacé, jusqu’à nos moindres traces. Il a fermé sur nous les portes d’Anna, et nous avons tout perdu, la terre bleue, la mer émeraude des cannes, les pics où naissent les nuages, même le Pieter Both. C’était sa volonté. S’il en avait été autrement, aurions-nous été abandonnés sur Plate et sur Gabriel?
Suzanne frissonne.
«Je suis fatiguée, aidez-moi à retourner au cabanon.» Même quand tout est tragique, elle réussit à nous faire rire.
Comme nous commençons à marcher, il y a un bruit dans les broussailles, le mouvement d’un animal furtif. C’est Sarah Metcalfe. Elle est sortie de sa cachette, sans doute attirée par la voix de Suzanne. Elle est debout dans les rochers, elle cligne des yeux dans la lumière trop forte. Son visage juvénile est rougi par le soleil, ses cheveux sont décoiffés, pleins de nœuds et de brins. Suzanne a fait un geste pour l’appeler, mais aussitôt la folle disparaît vers sa tanière.
Nous avons fait un détour pour ne pas passer devant les pyramides noires. À un moment, j’ai senti Suzanne trembler contre mon bras. Elle faisait de grands efforts.