Elle m’entraîne au fond de l’eau, par jeu, et moi aussi je plonge sa tête sous l’eau, jusqu’à ce que nous suffoquions. De l’autre côté du lagon, Plate n’est plus qu’un rocher sombre contre le ciel jaune. Le souffle de la marée nous pousse doucement le long du banc de sable, dans le courant d’une grande rivière qui nous enveloppe.
Dans le crépuscule, j’ai imaginé que j’étais dans la Yamuna, là où Giribala a plongé Ananta après l’avoir arrachée à la mort. Surya m’entraîne à mon tour dans la rivière, cette eau légère et douce qui coule entre les ruines du monde. Elle me tient enlacé, ses cuisses serrent mes hanches, son buste est bien droit hors de l’eau, tandis que nous nous échouons sur le banc de sable et que nous sentons les attouchements des poissons de sable qui s’enhardissent et nous mordillent. Nous sommes au milieu de l’eau, au centre du lagon, sur la langue de sable, et les îles sont lointaines, des ombres noires, à la dérive. Quelques oiseaux traversent, venant de Pigeon House Rock, des gasses tristes, au ras de l’eau, des bandes rapides de courlis et de macoas qui basculent et se dispersent en criant, comme si nous étions avec eux les derniers habitants de la terre.
La marée pousse son souffle dans le lagon. Maintenant l’eau déborde le récif en grondant, et nous perdons pied. Sans nous séparer, nous nageons vers le rivage de Gabriel.
Nous sortons de l’eau à la nuit noire, grelottant. Sur la plage, à l’abri du bois de filaos, je prépare un feu avec le bois sec et les aiguilles. Les allumettes de Surya sont humides, et j’ai dû courir jusqu’au campement en chercher d’autres. Comme je renverse des ustensiles de cuisine, quelqu’un sort de la hutte. Un instant, j’ai cru que c’était Jacques, puis je reconnais la figure de Bartoli. J’ai oublié que Julius Véran est resté en haut du volcan, je me redresse, prêt à tout. «Qui vive?» demande Bartoli. Est-il armé lui aussi, et venu monter ici un bivouac contre les Indiens? Pour toute réponse, je grogne: «Des allumettes!» Il semble s’en satisfaire. «Ah bon!» Je l’entends qui s’adresse à Jacques. «C’est votre frère. Il avait besoin d’allumettes.» Suzanne dort-elle déjà? Un instant j’ai cru qu’elle allait venir, puis j’ai entendu la voix de Jacques reprenant une conversation interrompue avec Bartoli. Ils parlent du départ, des mesures à prendre, de la fameuse lettre qu’ils vont écrire au Gouverneur. Puis ils continuent la partie d’échecs que la folie de Véran et notre départ pour Gabriel avaient interrompue. J’entends Jacques dire froidement: «Échec au roi.» Comme si rien d’important ne s’était passé.
Je suis retourné en courant jusqu’au bois de filaos. J’ai le cœur qui me fait mal. Il me semble que quelque chose est en train de se produire, un événement à la fois prévisible et irréalisable, un frisson, un changement. C’est cela qui fait vibrer le socle de l’île, chaque jour, chaque nuit, qui m’empêche de dormir.
Je suis si troublé que je ne retrouve plus Surya. Un bref instant, contre toute vraisemblance, j’ai peur qu’elle soit partie, que le passeur soit venu la prendre dans sa barque pour la ramener de l’autre côté.
Je marche sur la plage, sans voir, j’appelle d’une voix angoissée: «Bahen! Ohé, bahen!» Elle me fait taire: «Hush!» Elle est à genoux au bord de l’eau, elle lave les ourites dans la marée.
Quand le feu brille, elle met les tentacules à cuire sur des claies qui crépitent. L’odeur a attiré Murriamah et Pothala. Ils se sont approchés sans bruit, ils sont à croupetons devant le feu. Leurs yeux brillent comme des braises. Ils meurent de faim. Nous partageons les tentacules calcinés, tordus comme des bouts de cuir, mélangés au riz froid. Nous mangeons sans rien dire, tournés vers le foyer. Après le froid de la mer, les morceaux d’ourites et le feu nous brûlent. Je n’ai jamais fait un tel festin.
Murriamah ne parle pas. Elle regarde le feu qui diminue. De temps en temps, du bout des orteils, elle pousse les charbons qui se répandent. Pothala, quand il a fini de manger, est retourné en arrière, s’asseoir dans les broussailles, toujours sur ses gardes.
Surya s’est enveloppée dans son grand foulard rouge qui couvre ses cheveux et son visage. Sa robe couleur de mer est encore trempée, tachée par le sable et la cendre. Quand nous avons terminé, elle va laver l’écuelle de riz dans la mer. Puis elle la remplit à nouveau, avec du riz et des ourites. Elle me donne l’écuelle. «Tiens, bhai, c’est pour ton frère et Suzanne.» Elle dit cela tranquillement, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Puis elle met du riz et les derniers restes des ourites dans un linge qu’elle ferme aux quatre coins. Elle l’apporte sur la pierre plate, à l’entrée de la tanière de Sarah Metcalfe comme une offrande.
Je suis allé attendre Surya dans notre domaine, sous le glacis des pailles-en-queue. Avec des aiguilles de filao, j’ai fabriqué une sorte de matelas. Sous la tente de toile cirée, cela fait un creux bien tiède, tout à fait comme un nid d’oiseaux. D’ici, j’entends très bien la vibration qui monte du socle de l’île. Un bruit de forge, ou plutôt, un bruit de sang. Au-dessus de nous, à flanc du piton, les pailles-en-queue sont dans leurs terriers. Quand Surya est arrivée, ils ont commencé à s’énerver, à claquer du bec, à caqueter, un, puis un autre, puis toute la colonie de Gabriel.
Elle s’est glissée dans l’abri, elle s’est couchée contre moi. J’ai senti son buste et ses jambes encore froids de l’eau de mer. Elle a posé sa tête contre mon épaule, elle dit: «Ils ne veulent pas de nous, ils nous disent de partir, de retourner chez nous!» Elle sait que le jour du retour est proche. Nous n’en avons pas parlé. Je crois qu’elle en a aussi peur que moi.
Nous restons absolument sans bouger, serrés l’un contre l’autre, presque sans respirer, jusqu’à ce que les oiseaux se calment.
La nuit est froide. Il y a un frisson qui sort des pierres noires. C’est un monde minéral, aigu, endurci, et nous sommes si faibles. Seuls les oiseaux ont le droit d’y vivre. Ils ont un regard qui ne cille pas. Eux ne dorment jamais. Ils ne rêvent jamais.
Je sens la tête de Surya s’alourdir sur mon épaule, son souffle se ralentir. Elle dort comme une enfant, abandonnée contre moi, dans l’abri étroit, pareil au ventre d’une pirogue. C’est très doux, et en même temps, sans que je comprenne pourquoi, cela me serre la gorge et fait battre mon cœur. Tout à l’heure elle a dit: «Bhai, je suis si fatiguée.» En murmurant, pour ne pas alerter nos voisins, elle a dit: «Qu’est-ce qui va nous arriver? Je voudrais que ça soit toujours maintenant.»
Moi aussi, j’ai le cœur qui bat, j’ai peur de ce qui doit venir. Le bateau qui doit partir, non pas le garde-côte des services sanitaires, mais ce grand paquebot des Messageries, cette ville de métal aux cheminées qui crachent la fumée, ces bateaux aux noms de fleuves, qui autrefois me faisaient rêver, Ava, Amazone, Djemnah, Yang-tsé, Peï-ho, Iraouaddy, dont j’avais appris par cœur les escales et les jours de départ. Et qui maintenant me donnent le frisson.
Alors peut-être va-t-il falloir remonter à bord, retourner vers l’Europe, vers les villes tumultueuses, Marseille, Bordeaux, Paris, Londres. Suryavati, quand sa mère est morte, n’a pas pleuré. Elle n’a rien dit. Mais quand elle est venue à Gabriel, qu’elle est devenue ma femme, elle a parlé de Londres, juste pour dire que, sans Ananta, elle n’irait jamais.