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Bernard Werber

La Révolution des fourmis

Pour Jonathan.

1 + 1 = 3

(du moins, je l'espère de tout mon cœur)

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu,

EDMOND WELLS.

Premier jeu: CŒUR

1. FIN

La main a ouvert le livre.

Les yeux commencent à courir de gauche à droite, puis descendent quand ils arrivent au bout de la ligne.

Les yeux s'ouvrent plus largement.

Peu à peu, les mots interprétés par le cerveau donnent naissance à une image, une immense image.

Au fond du crâne, l'écran géant panoramique interne du cerveau s'allume. C'est le début.

La première image représente…

2. BALADE EN FORÊT

… l'Univers immense, bleu marine et glacé.

Examinons de plus près l'image et zoomons sur une région saupoudrée de myriades de galaxies multicolores.

Au bout du bras de l'une de ces galaxies: un vieux soleil chatoyant.

L'image glisse encore en avant.

Autour de ce soleiclass="underline" une petite planète tiède marbrée de nuages nacrés.

Sous ces nuages: des océans mauves bordés de continents ocre.

Sur ces continents: des chaînes de montagnes, des plaines, des moutonnements de forêts turquoise.

Sous les ramures des arbres: des milliers d'espèces animales. Et parmi elles, deux espèces tout particulièrement évoluées.

Des pas.

Quelqu'un marchait dans la forêt printanière.

C'était une jeune humaine. Elle avait de longs cheveux lisses et noirs. Elle portait une veste noire sur une jupe longue de même couleur. Sur ses iris gris clair étaient dessinés des motifs compliqués, presque en relief.

En ce petit matin du mois de mars, elle avançait d'un pas vif. Par à-coups, sa poitrine se soulevait sous l'effort.

Quelques gouttes de sueur perlaient à son front et au-dessus de sa bouche. Lorsque ces dernières glissèrent aux commissures des lèvres, elle les aspira d'un coup.

Cette jeune fille aux yeux gris clair se nommait Julie et elle avait dix-neuf ans. Elle arpentait la forêt en compagnie de son père, Gaston, et de son chien Achille quand, soudain, elle stoppa net. Devant elle se dressait, comme un doigt, un énorme rocher de grès, surplombant un ravin.

Elle s'avança jusqu'à la pointe du rocher.

Il lui sembla distinguer, en contrebas, un chemin qui menait à une cuvette, hors des sentiers battus.

Elle mit ses mains en porte-voix:

– Hé, papa! Je crois que j'ai découvert un nouveau chemin. Suis-moi!

3. ENCHAINEMENT

Elle court droit devant elle. Elle dévale la pente. Elle slalome pour éviter les bourgeons du peuplier qui s'érigent en naseaux pourpres autour d'elle.

Applaudissements d'ailes. Des papillons déploient leurs voilures chamarrées et brassent l'air en se poursuivant.

Soudain, une jolie feuille surprend son regard. C'est le genre de feuille délicieuse, apte à vous faire oublier tout ce que vous décidez d'entreprendre. Elle suspend sa course, s'approche.

Admirable feuille. Il suffira de la découper en carré, de la triturer un peu, puis de la recouvrir de salive pour qu'elle fermente jusqu'à former une petite boule blanche pleine de mycéliums suavement aromatiques. Du tranchant de la mandibule, la vieille fourmi rousse sectionne la base de la tige et hisse la feuille au-dessus de sa tête, telle une vaste voile.

Seulement, l'insecte ignore tout des lois de la navigation à voile. À peine la feuille dressée, elle donne prise au vent. En dépit de tous ses petits muscles secs, la vieille fourmi rousse est trop légère pour lui faire contrepoids. Déséquilibrée, elle chavire. De toutes ses griffes, elle s'accroche à la branche mais la brise est trop forte. Emportée, la fourmi décolle.

Elle n'a que le temps de lâcher prise avant de s'envoler trop haut.

La feuille, elle, descend mollement en zigzaguant dans les airs.

La vieille fourmi l'observe choir et se dit que ce n'est pas grave. Il y en a d'autres, plus petites.

La feuille n'en finit pas de tomber en ondulant. Elle met du temps à atterrir benoîtement sur le sol.

Une limace remarque cette si jolie feuille de peuplier. Un bon goûter en perspective!

Un lézard aperçoit la limace, s'apprête à l'avaler puis remarque lui aussi la feuille. Autant attendre que l'autre l'ingurgite, elle sera alors plus dodue. Il épie de loin le repas de la limace.

Une belette repère le lézard et s'apprête à le dévorer quand elle s'aperçoit qu'il paraît attendre que la limace mange la feuille, elle décide de patienter à son tour. Sous les ramures, trois êtres écologiquement complémentaires s'épient.

Soudain, la limace voit une autre limace approcher. Et si celle-ci voulait lui voler son trésor? Sans perdre plus de temps, elle fonce sur l'appétissante feuille et la dévore jusqu'à la dernière nervure.

Son repas à peine terminé, le lézard lui fond dessus et la gobe à la manière d'un spaghetti. Le moment est venu pour la belette de s'élancer à son tour pour attraper le lézard. Elle galope, bondit au-dessus des racines mais, soudain, elle percute quelque chose de mou…

4. UN NOUVEAU CHEMIN

La jeune fille aux yeux gris clair n'avait pas vu venir la belette. Surgissant d'un fourré, l'animal s'était cogné dans ses jambes.

Elle sursauta sous le choc et son pied dérapa sur le bord du rocher de grès. En déséquilibre, elle considéra le précipice au-dessous d'elle. Ne pas tomber. Surtout, ne pas tomber.

La jeune fille battit des bras, brassa l'air pour se rattraper. Il s'en fallut d'un rien. Le temps sembla ralentir.

Tombera? Tombera pas?

Un moment, elle crut pouvoir s'en sortir, mais une brise légère transforma soudain ses longs cheveux noirs en une voile effilochée.

Tout se ligua pour la faire chuter du mauvais côté. Le vent la poussa. Son pied dérapa encore. Le sol se déroba. Les yeux gris clair s'écarquillèrent. Leurs pupilles se dilatèrent. Les cils battirent.

Entraînée, la jeune fille bascula dans le ravin. Dans la chute, ses longs cheveux noirs vinrent lui draper le visage comme pour le protéger.

Elle tenta de se raccrocher aux rares plantes de la pente mais elles lui glissèrent entre les doigts, ne lui abandonnant que leurs fleurs et ses illusions. Elle roula dans les graviers.

La dénivellation était trop abrupte pour lui permettre de se redresser. Elle se brûla à un rideau d'orties, se griffa à un buisson de ronces, dégringola jusqu'à un parterre de fougères où elle espérait bien terminer sa chute. Hélas, les larges feuilles masquaient une seconde ravine, plus raide encore. Ses mains s'écorchèrent à la pierre. Un nouveau massif de fougères s'avéra tout aussi traître. Elle le franchit pour tomber encore. En tout, elle traversa sept murs de plantes, s'égratignant contre des framboisiers sauvages, faisant s'envoler en une nuée d'étoiles un bouquet de fleurs de pissenlit.

Elle glissait encore, glissait toujours.

Elle percuta du pied un gros rocher pointu et une douleur fulgurante lui déchira le talon. En bout de course, une flaque de boue beige la recueillit tel un havre gluant.

Elle s'assit, se releva, s'essuya à l'aide de brins d'herbe. Rien que du beige. Ses vêtements, son visage, ses cheveux, tout était recouvert de terre fangeuse. Elle en avait jusque dans la bouche, et le goût en était amer.

La jeune fille aux yeux gris clair massa son talon endolori. Elle n'était pas encore remise de sa stupeur quand elle sentit quelque chose de froid et de visqueux glisser sur son poignet. Elle frémit. Un serpent. Des serpents! Elle était tombée dans un nid de serpents et ils étaient là, rampant contre elle.

Elle poussa un cri d'effroi.

Si les serpents ne sont pas dotés d'ouïe, leur langue extrêmement sensible leur permet de percevoir les vibrations de l'air. Pour eux, ce cri résonna comme une détonation. Apeurés à leur tour, ils s'enfuirent en tous sens. Des mères serpentines inquiètes couvrirent leurs serpenteaux en se déhanchant pour former des S nerveux.