Une fourmi fédérée lève une antenne. Une odeur est lâchée.
Chargez!
Aussitôt un rugissement d'odeurs de guerre s'élève au-dessus des milliers d'antennes dressées.
Les révolutionnaires plantent profondément leurs griffes dans le sol pour supporter le choc.
Les centaines de légions fédérées foncent droit devant. Les cavalières galopent. Les artilleuses se hâtent. Les cisailleuses courent en levant la tête pour ne pas se gêner mutuellement avec leurs longs sabres labiaux. La petite infanterie court sur les corps de la grande infanterie pour aller plus vite comme s'il s'agissait d'un tapis roulant. Le sol tremble sous leur nombre.
Les deux armées sont sur le point de se toucher.
C'est le choc. Les mandibules des premières lignes fédérées se plantent dans les mandibules des premières lignes révolutionnaires.
Ce premier immense baiser noir accompli, les légions des deux armées se déploient sur les flancs pour élargir le sourire funèbre. Les mandibules nues fouaillent dans les forêts de pattes pour en découper les genoux. Un tourbillon de légions fédérées s'engouffre dans une ligne de défense révolutionnaire.
Vingt fourmis révolutionnaires pro-Doigts des plus vigoureuses brandissent une brindille enflammée avec laquelle elles maintiennent à distance la cavalerie fédérée. Le geste sème certes la frayeur à proximité mais ne suffît pas à compenser l'infériorité numérique. De plus, les cavalières avaient dû être prévenues et s'attendre que le feu transporté à travers la forêt apparaisse dans la bataille car elles se ressaisissent rapidement et se contentent de contourner la longue lance enflammée.
C'est la grande mêlée. Ça tire. Ça fouette. Ça mord. Ça crie des odeurs menaçantes. On s'étreint pour faire craquer sous la pince de ses mâchoires l'armure ennemie. Des lambeaux de chitine brisée dévoilent des chairs liquides à vif. On se poignarde. On s'assomme. On se crache au visage des relents riches en mots immondes. On se fait des crocs-en-jambe. On se plante les antennes dans les articulations. On se découpe le cou. On se tord les yeux. On plie les mandibules. On tire sur les labiales.
La fureur meurtrière est à son paroxysme et certaines fourmis, ivres de tuer, égorgent sans distinction alliées et ennemies.
Des corps sans tête continuent de galoper sur le champ de bataille, ajoutant à la confusion générale. Des têtes sans corps sautillent parce qu'elles ont enfin compris l'insanité de la guerre de masse. Mais personne ne les écoute.
Depuis un monticule, 15e, arrimée à son abdomen, tire à gros bouillons et en rafales. Son cul fume. Quand son abdomen est vide, elle charge en cognant de la pointe épineuse de son crâne. 5e, dressée sur quatre pattes, préfère distribuer des gifles en lançant ses deux pattes avant, comme des fouets terminés par les hameçons de ses griffes. 8e, complètement déchaînée, attrape un cadavre ennemi et le fait tournoyer autour de sa tête avant de le lancer de toutes ses forces contre une ligne de cavalerie. 8e pense que la catapulte devrait permettre de généraliser un jour ce genre de prouesse. Elle veut reproduire l'exploit mais, déjà, plusieurs soldates ennemies s'emparent d'elle et lui raient sa carrosserie.
On se cache dans les petits trous du sol pour mieux surprendre l'ennemi. On tourne autour des herbes pour fatiguer l'adversaire. 14e essaie de convaincre une ennemie de dialoguer, sans succès. 16e est recouverte de combattantes et, malgré ses excellents organes de Johns-ton, ne parvient plus à se situer sur le champ de bataille. 9e se met en boule et, ainsi tassée, roule contre un groupe d'ennemies qu'elle parvient à déséquilibrer. Il ne lui reste plus alors qu'à leur couper les antennes avant qu'elles ne reprennent leurs esprits. Sans antennes, les fourmis ne peuvent plus combattre.
La foule des assaillantes est trop dense.
Princesse 103e est atterrée qu'on s'extermine ainsi entre membres d'une même famille. Après tout, alliées ou adversaires, sur ce champ de bataille déjà si endeuillé, elles sont pour l'essentiel des sœurs.
Il leur faut pourtant gagner.
103e fait signe à ses douze compagnes de la rejoindre et leur explique son idée. L'escouade se place immédiatement au centre de la plus grosse masse de révolutionnaires et, protégée par la muraille de leurs corps, creuse un tunnel. Trois d'entre elles portent une braise dans son écrin de pierre. Pour sortir du champ de bataille, les treize exploratrices creusent longtemps droit devant elles. La chaleur du feu leur donne de l'énergie. Elles se repèrent avec leurs organes sensibles aux champs magnétiques terrestres. Direction Bel-o-kan.
Au-dessus d'elles, la terre vibre sous le fracas des combats. Elles creusent dans le sous-sol de toute la force de leurs mandibules. À un moment, la braise faiblit et elles s'arrêtent pour vite agiter leurs antennes au-dessus afin de créer le petit courant d'air propice à la revitaliser.
Elles découvrent enfin une zone friable. Elles en repoussent le terreau et débouchent dans un couloir. Elles sont dans la cité de Bel-o-kan. Rapidement, elles en remontent les étages. Certes, quelques ouvrières se demandent sur leur passage ce que font ces fourmis dans leur ville, mais elles ne sont pas elles-mêmes soldates et ce n'est pas leur rôle, d'assurer la sécurité urbaine; elles n'osent pas intervenir.
L'architecture de la Cité a bien changé depuis la dernière visite de 103e. Bel-o-kan est maintenant une vaste métropole où s'affaire visiblement beaucoup de monde. Un instant, la fourmi hésite. Ne va-t-elle pas commettre l'irréparable?
Et elle se souvient de ses compagnes de Révolution pro-Doigts en train de se faire exterminer dehors et se dit qu'elle n'a pas le choix.
Elle ramasse une feuille sèche et l'approche de la braise jusqu'à ce qu'elle prenne feu. Elles mettent ensuite des branchettes en contact avec la flamme et les réunissent en faisceaux entre leurs mandibules. Aussitôt, c'est l'incendie. Le sinistre s'étend vivement aux branchettes du dôme. C'est la panique. Des ouvrières se précipitent dans les pouponnières pour sauver les couvains.
Vite, il faut fuir avant d'être coincé dans l'incendie. Les révolutionnaires trouvent les sorties déjà bloquées par les ouvrières. L'escouade abandonne alors son brasier, se précipite vers les étages inférieurs et reprend en sens inverse le tunnel qu'elles ont creusé. Au-dessus, elles entendent des galopades.
Princesse 103e remonte et, passant la tête tel un périscope au-dessus du niveau du sol, entre les pattes ennemies, elle examine ce qu'il se passe. Les fédérées sont en train d'abandonner le champ de bataille pour courir éteindre l'incendie.
103e tourne la tête. L'incendie gagne tout le sommet de la Cité. Une fumée âcre, aux relents de bois brûlé, d'acide formique et de chitine fondue, se répand aux alentours.
Déjà, des ouvrières évacuent les œufs par les issues de secours. Partout, des fourmis belokaniennes s'acharnent à arroser les flammes de crachats ou de jets d'acide peu concentré. 103e sort de terre et indique à ses troupes, du moins à ce qu'il en reste, d'attendre. Le feu fait la guerre à leur place.
Princesse 103e regarde brûler Bel-o-kan. Elle sait que la Révolution pro-Doigts ne fait que commencer. Elle l'imposera par le pouvoir des mandibules et par l'impétuosité des flammes.
141. DANS LA CHALEUR DES IDEAUX
Au matin du cinquième jour, le drapeau de la Révolution des fourmis claquait toujours au-dessus du lycée de Fontainebleau.
Les occupants avaient débranché la cloche électrique qui tintait toutes les heures et, peu à peu, tout le monde s'était débarrassé de sa montre. C'était l'un des aspects imprévus de leur révolution, il ne leur était plus indispensable de se situer exactement dans le temps. Les changements de groupes ou de solistes sur le podium suffisaient pour leur faire comprendre que la journée avançait.
D'ailleurs, beaucoup avaient l'impression que chaque journée durait un mois. Leurs nuits étaient courtes. Grâce aux techniques de contrôle du sommeil profond lues dans l'Encyclopédie, ils apprenaient à trouver leur cycle précis d'endormissement. Ainsi ils arrivaient à récupérer de leur fatigue en trois heures au lieu de huit. Et nul ne semblait pour autant fatigué.