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Julie se tourna vers Zoé et la regarda dans les yeux.

– Tout à l'heure, j’ai lu un passage de l'Encyclopédie. Il était étrange. Il s'appelait «Je ne suis qu'un personnage» et disait qu'on était peut-être seul au monde dans un film qui se déroule rien que pour nous. Après avoir lu ça, j'ai eu une pensée bizarre. Je me suis dit: Et si j'étais la seule personne vivante. Si j'étais le seul être vivant de tout l'univers…

Zoé commença à regarder sa compagne avec inquiétude. Julie continua:

– Si tout ce qui m'arrive n'était après tout qu'un grand spectacle qu'on joue uniquement pour moi? Tous ces gens, toi, vous ne seriez que des acteurs et des figurants. Les objets, les maisons, les arbres, la nature forment un décor bien imité, fait pour me rassurer et me faire croire qu'une certaine réalité existe. Mais je suis peut-être comme dans un programme d'Infra-World. Ou peut-être dans un roman.

– Oh! la la! qu'est-ce que tu ne vas pas chercher!

– N'as-tu jamais remarqué qu'autour de nous les gens meurent tandis que nous demeurons vivants? Peut-être qu'on nous observe, qu'on teste nos réactions devant des situations données. On teste notre degré de résistance à certaines agressions. On teste nos réflexes. Cette révolution, cette vie n'est qu'un énorme cirque construit pour me tester. Quelqu'un à cet instant m'observe peut-être de loin, lit ma vie dans un livre, et me juge.

– Dans ce cas, profites-en. Tout, ici-bas, est pour toi. Tout ce monde, tous ces acteurs, ces figurants, comme tu dis, sont là pour te satisfaire, s'ajuster à tes désirs, à tes gestes et à tes actes. Ils se font du souci. Leur avenir dépend de toi.

– Justement, c'est cela qui m'inquiète. J'ai peur de ne pas être à la hauteur… de mon personnage.

Cette fois-ci, ce fut Zoé qui commença à ne pas se sentir bien. Julie lui mit la main sur l'épaule.

– Excuse-moi. Oublie ce que je t'ai dit. On s'en fiche.

Elle entraîna son amie en direction des cuisines, ouvrit le réfrigérateur et fit couler le ruban de l'hydromel doré dans deux gobelets. Puis, à petites gorgées, à la lumière du réfrigérateur entrouvert, elles burent la boisson des fourmis et des dieux.

145. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: RÉFRIGÉRATEUR

Saliveuse: 10e.

RÉFRIGÉRATEUR: Les Doigts n'ont pas de jabot social, pourtant ils peuvent stocker longtemps de la nourriture sans qu 'elle se détériore.

Pour remplacer nos estomacs secondaires, ils s'équipent d'une machine qu'ils nomment «réfrigérateur».

Il s'agit d'une boîte à l'intérieur de laquelle il fait très froid.

Il y entassent de la nourriture à ras bord.

Plus un Doigt est important, plus son réfrigérateur est grand.

146. DANS BEL-O-KAN

Une odeur de charbon les surprend.

Les branchettes calcinées empestent. Des corps calcinés de soldates prises dans l'incendie gisent partout. Vision d'horreur: il y a même des œufs et des larves fourmis qui n'ont pu être évacués à temps et qui ont grillé vifs.

Tout est brûlé et il n'y a pas la moindre présence. Est-il possible que l'incendie ait dévoré tous les habitants puis toute,; l'armée accourue pour l'éteindre?

Les fourmis avancent dans des couloirs parfois vitrifiés par le feu. La chaleur du brasier a été si intense que des insectes ont péri d'un coup, en plein travail. Ils sont demeurés figés dans la position où ils se trouvaient avant qu'une bouffée brûlante ne les immobilise définitivement.

Quand 103e et sa troupe les touchent, ils s'effritent.

Le feu. Les fourmis ne sont pas préparées au feu. 5e murmure:

Le feu est une arme trop ravageuse.

Toutes comprennent maintenant pourquoi le feu est banni depuis si longtemps du monde des insectes. Hélas, il est certaines bêtises que chaque génération doit commettre, ne serait-ce que pour se souvenir des raisons pour lesquelles il ne faut pas les commettre.

Princesse 103e sait à présent que le feu est une arme trop destructrice. L'intensité des flammes a été si forte par endroits que l'ombre de ses victimes s'est imprimée sur les parois.

Princesse 103 e avance dans sa ville transformée en cimetière et, avec nostalgie, elle découvre le charnier qu'est devenue sa cité natale. Dans les champignonnières, rien que des végétaux calcinés. Dans leurs étables, que des pucerons torréfiés, les pattes en l'air. Dans leurs salles, les fourmis-citernes ont explosé.

15e mange un peu de cadavre de fourmi-citerne et constate qu'il est d'une saveur vraiment délicieuse. Elle vient de découvrir le goût du caramel. Mais elles n'ont ni le temps ni l'envie de s'émerveiller devant cet aliment nouveau, leur cité natale n'est plus que désolation.

103e baisse les antennes. Le feu est une arme de perdant. Elle l'a utilisée parce qu'elle avait le dessous sur le champ de bataille. Elle a triché.

Faut-il que les Doigts l'aient envoûtée pour qu'elle en arrive à ne plus supporter la défaite, à tuer sa reine, détruire ses couvains et même anéantir sa propre cité!

Dire qu'elles ont fait tout ce voyage, précisément, pour avertir Bel-o-kan qu'elle risquait d'être… enflammée par les Doigts! L'Histoire est paradoxale.

Elles marchent dans des couloirs encore enfumés. Étrangement, plus elles avancent dans ce désastre, plus il leur semble qu'il s'est passé ici des événements insolites. Il y a un cercle tracé sur un mur. Est-il possible que, de leur côté, les Belokaniennes aient découvert l'art? Un art minimaliste, certes, puisqu'il consiste à simplement reproduire des cercles, mais un art néanmoins.

Princesse 103e a un mauvais pressentiment. 10e et 24e tournent en tous sens dans la crainte d'un piège.

Elles montent dans la Cité interdite. Là, 103e espère bien trouver la reine. Elle remarque que le bois de la souche de pin qui abrite la Cité interdite n'a été qu'à peine effleuré par l'incendie. Le passage est libre. Les fourmis-concierges chargées de veiller sur les issues sont mortes sous la chaleur et les émanations toxiques.

La troupe se rend dans la loge royale. La reine Belo-kiu-kiuni est bien là. Mais en trois tronçons. Elle, elle n'a été ni brûlée ni asphyxiée. Les marques des coups sont récentes. Elle a été assassinée et il n'y a pas longtemps. Tout autour d'elle, des cercles gravés à la mandibule.

103e approche et palpe les antennes de la tête décapitée. Même en morceaux, une fourmi peut continuer d'émettre. La reine morte a conservé un mot odorant sur la pointe de ses antennes.

Les déistes.

147. ENCYCLOPEDIE

KAMERER: L'écrivain Arthur Koestler décida un jour de consacrer un ouvrage à l'imposture scientifique. Il interrogea des chercheurs qui l'assurèrent que la plus misérable des impostures scientifiques était sans doute celle à laquelle s'était livré le docteur Paul Kamerer.

Kamerer était un biologiste autrichien qui réalisa ses principales découvertes entre 1922 et 1929. Éloquent, charmeur, passionné, il prônait que «tout être vivant est capable de s'adapter à un changement du milieu dans lequel il vit et de transmettre cette adaptation à sa descendance». Cette théorie était exactement contraire à celle de Darwin. Alors, pour prouver le bien-fondé de ses assertions, le docteur Kamerer mit au point une expérience spectaculaire.

Il prenait des œufs de crapaud accoucheur à peau sèche se reproduisant sur terre ferme et les déposait dans l'eau.

Or, les animaux issus de ces œufs s'adaptaient et présentaient des caractéristiques de crapauds aquàtiques. Ils avaient ainsi une bosse noire copulatoire sur le pouce, bosse qui permettait aux crapauds aquatiques mâles de s'accrocher à la femelle à peau glissante afin de pouvoir s'accoupler dans l'eau. Cette adaptation au milieu aquatique était transmise à leur progéniture, laquelle naissait directement avec une bosse de couleur foncée au pouce. La vie était donc capable de modifier son programme génétique pour s'adapter au milieu aquatique. Kamerer défendit sa théorie de par le monde avec un certain succès. Un jour, pourtant, des scientifiques et des universitaires souhaitèrent examiner «objectivement» son expérience. Une large assistance se pressa dans l'amphithéâtre, ainsi que de nombreux journalistes. Le Dr Kamerer comptait bien prouver là qu'il n'était pas un charlatan. La veille de l'expérience, il y eut un incendie dans son laboratoire et tous ses crapauds périrent à l'exception d'un seul. Kamerer présenta donc ce survivant et sa bosse sombre. Les scientifiques examinèrent l'animal à la loupe et s'esclaffèrent. Il était parfaitement visible que les taches noires de la bosse du pouce du crapaud avaient été artificiellement dessinées par injection d'encre de Chine sous la peau. La supercherie était éventée. La salle était hilare.