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– Eh bien, voilà, le concert est fini. On les applaudit bien fort. Et encore merci, Blanche-Neige et les Sept Nains!

L'instant de grâce était passé. Le charme était rompu. Les gens applaudirent mollement. Tout reprenait son cours. Ça n'avait été qu'un simple concert, un concert réussi, certes, avec des gens qui applaudissent mais qui ensuite sortent, se séparent et rentrent chez eux se coucher.

– Bonsoir, et merci, murmura Julie.

Dans un brouhaha, les strapontins couinèrent, la porte du fond claqua.

Dans leur loge, tandis qu'ils ôtaient leur maquillage, ils sentirent monter en eux une vague d'amertume. Ils avaient été si près de créer un mouvement de foule. Si près.

Julie scruta avec nostalgie les bouts de coton imprégnés de graisse beige du fond de teint, tout ce qui lui restait de sa tenue de combat. Le directeur pénétra dans les coulisses, les sourcils froncés.

– Désolée, il y a eu des dégâts avec cette bagarre au début du concert, dit Julie. Nous vous rembourserons, bien sûr.

La barre des sourcils se releva.

– Désolée de quoi? De nous avoir fait passer une soirée formidable?

Il éclata de rire et, prenant Julie dans ses bras, il l'embrassa sur les deux joues.

– Vous avez vraiment été formidables!

– Mais…

– Pour une fois qu'il se passe quelque chose d'intéressant dans cette petite ville de province… Je m'attendais à un bal musette et voilà que vous créez un happening. Les autres directeurs de centre culturel vont en crever de jalousie, je peux vous le dire. Je n'avais jamais vu un tel enthousiasme dans le public depuis le récital des Petits Chanteurs à la Croix de Bois au centre culturel du Mont-Saint-Michel. Je veux que vous reveniez. Et vite.

– Sérieusement?

Il sortit son carnet de chèques, médita un peu et inscrivit: cinq mille francs.

– Votre cachet pour votre concert de ce soir, et pour vous aider à préparer votre prochain spectacle. Il faudrait que vous vous intéressiez davantage aux costumes, apposiez des affiches, envisagiez peut-être des fumigènes, un décor… Vous ne devez pas vous contenter de votre petite victoire de ce soir. La prochaine fois, je veux un concert réellement du tonnerre.

81. PRESSE

LE CLAIRON DE FONTAINEBLEAU

(Rubrique culture)

CENTRE CULTUREL:

UN RÉJOUISSANT CONCERT INAUGURAL

Le jeune groupe de rock français Blanche-Neige et les Sept Nains a fait une très sympathique prestation musicale hier soir à la nouvelle salle de musique du centre culturel de Fontainebleau. Ça swinguait bien dans l'assistance. La jeune chanteuse leader du groupe, Julie Pinson, a tout pour réussir dans le show-business: un corps de déesse, des yeux gris à damner un saint et une voix très jazzy.

On peut juste regretter la faiblesse des rythmiques et l'insipidité des paroles.

Mais, avec son enthousiasme communicatif Julie fait oublier ces petites imperfections de jeunesse.

Certains prétendent même qu 'elle pourrait se révéler une rivale pour la célèbre chanteuse Alexandrine.

N'exagérons rien. Alexandrine avec sa formule rock glamour a su déjà conquérir un large public qui dépasse de beaucoup les centres culturels provinciaux.

Sans complexe, Blanche-Neige et les Sept Nains annoncent quand même la sortie prochaine d'un album au titre évocateur: «Réveillez-vous!» Il entrera peut-être bientôt en concurrence avec le nouveau succès d'Alexandrine: «Mon amour, je t'aime», déjà premier dans tous les hit-parades.

Marcel Vaugirard.

82. ENCYCLOPEDIE

CENSURE: Autrefois, afin que certaines idées jugées subversives par le pouvoir en place n'atteignent pas le grand public, une instance policière avait été instaurée: la censure d'État, chargée d'interdire pure ment et simplement la propagation des œuvres trop «subversives».

Aujourd'hui, la censure a changé de visage. Ce n'est plus le manque qui agit mais l'abondance. Sous l'avalanche ininterrompue d'informations insignifiantes, plus personne ne sait où puiser les informations intéressantes. En diffusant à la tonne toutes sortes de musiques similaires, les producteurs de disques empêchent l'émergence de nouveaux courants musicaux. En sortant des milliers de livres par mois, les éditeurs empêchent l'émergence de nouveaux courants littéraires. Ceux-ci seraient de toute façon enfouis sous la masse de la production. La profusion d'insipidités similaires bloque la création originale, et même les critiques qui devraient filtrer cette masse n'ont plus le temps de tout lire, tout voir, tout écouter.

Si bien qu'on en arrive à ce paradoxe: plus il y a de chaînes de télévision, de radios, de journaux, de supports médiatiques, moins il y a diversité de création. La grisaille se répand.

Cela fait partie de la même logique ancienne: il faut qu'il n'apparaisse rien d'«original» qui puisse remettre en cause le système. Tant d'énergie est dépensée pour que tout soit bien immobile.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

83. EN DESCENDANT LE FLEUVE

Le fleuve couleur argent glisse vers le sud. La nef des exploratrices s'est élancée tôt ce matin sur les flots inhospitaliers et fend à bonne allure ce ruban miroitant. À l'arrière, au ras de la surface irisée, les dytiques brassent l'onde d'un mouvement gracieux. Leurs carapaces vertes ont des bords orangés. Le front des dytiques s'orne d'un symbole jaune en forme de V. La nature aime bien parfois introduire un peu de décoration. Elle dessine des motifs compliqués sur les ailes des papillons et en trace de plus simples sur les carapaces des dytiques.

Les longs mollets poilus des dytiques se replient et se détendent pour propulser le lourd esquif myrmécéen. Princesse 103e et les douze exploratrices perchées sur les plus hauts pétales roses du nénuphar goûtent le paysage immense qui les entoure.

Le petit nénuphar est vraiment un navire parfait pour se protéger du fleuve glacé. Nul ne pense à le remarquer car il est normal de voir un nénuphar glisser sur l'eau. Les fourmis inspectent leur vaisseau. La feuille du nénuphar forme un grand radeau vert, solide et plat. La fleur de nénuphar est assez complexe. Elle comprend quatre sépales verts et de nombreux pétales insérés en spirale, dont la taille va diminuant jusqu'à se transformer en éta-mines au centre de la fleur.

Les fourmis s'amusent à monter et redescendre sur ces grandes voiles roses qui sont comme autant de grée-ments: hunier, perroquet, cacatois de fibre végétale. Du point le plus haut de la fleur aquatique, elles distinguent les obstacles au lointain.

Toujours à l'affût de sensations nouvelles, Princesse 103e goûte le rhizome du nénuphar et s'étonne de ressentir aussitôt un grand sentiment de paix. Le rhizome contient en effet une substance anaphrodisiaque qui agit comme un calmant. Sous l'effet de cette liqueur, tout paraît plus paisible, plus serein, plus doux. Son visage ne peut sourire mais elle se sent bien.

C'est beau un fleuve, le matin. Un soleil cramoisi arrose les Belokaniennes d'une pluie de reflets rubis. Des gouttes de rosée étincellent sur les plantes aquatiques qui dérivent.

Au passage de la nef, les saules pleureurs abaissent leurs longues feuilles molles. Les châtaignes d'eau présentent leurs fruits, des noix entourées d'un calice orné de grosses épines latérales. D'un naturel plus gai, les jonquilles pétillent comme des étoiles jaunes et parfumées.