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Entre les pétales du nénuphar, Princesse 103e observe les éléments déchaînés: là-haut le ciel est si beau, si clair et, dessous, passé une certaine ligne d'horizon, tout n'est que fureur. Un gros galet dressé leur fait ombrage.

Les dytiques, effrayés, préfèrent tout lâcher, abandonnant définitivement le bateau-fleur myrmécéen à son destin.

Privé de son système de propulsion, le bateau joue les toupies. À l'intérieur, les fourmis, emportées par la force centrifuge, ne parviennent, même plus à se redresser. Du dehors, elles ne voient plus rien. Il y a le ciel, là-haut, au-dessus des pointes roses du nénuphar, et en bas, ça tourne.

Princesse 103e et 5e sont collées l'une à l'autre. Ça tourne, ça tourne. Et puis, ça heurte le grand galet. Secousse. On rebondit. Heurte un autre galet. Le bateau-fleur est peut-être sens dessus dessous mais il n'a toujours pas chaviré. 103e lève précautionneusement la tête et voit que la nef se dirige tout droit vers une nouvelle cascade vertigineuse vraiment impressionnante, si raide qu'on ne voit plus le fleuve au-delà de sa ligne d'écume.

Il ne manquait plus que ce Niagara…

Le bateau prend de plus en plus de vitesse. Le vacarme du torrent assourdit ses passagères. Les fourmis ont leurs antennes collées au visage.

Cette fois, c'est assurément le grand envol et le plongeon. Il n'y a plus rien à faire. Elles se pelotonnent au fond du cœur jaune du nénuphar rose.

Le vaisseau est projeté dans les airs. La princesse discerne, très loin, tout en bas, le ruban argenté du fleuve.

90. DANS LES COULISSES

– Allez, les enfants, ne vous retenez pas, cette fois, jetez-vous carrément à l'eau!

Le conseil du directeur du centre culturel était superflu.

Ils n'avaient pas de temps à perdre.

Dans trois heures, ils donneraient leur second concert public.

Les décors n'étaient pas achevés. Léopold était en train de monter le livre géant. David s'occupait de la statue de fourmi. Paul mettait au point sa machine à projeter des odeurs.

11 se livra à une démonstration au profit de ses camarades.

– Avec mon appareil, on peut synthétiser toutes les odeurs, du fumet de bœuf mironton au parfum du jasmin, en passant par les relents de sueur, l'odeur du sang, du café, du poulet grillé, de la menthe…

Un pinceau dans la bouche, Franchie rejoignit Julie dans sa loge et lui dit que, cette soirée étant particulièrement importante, il fallait qu'elle apparaisse plus belle encore qu'au premier concert.

– Il ne faut pas qu'il y ait dans la salle un seul spectateur qui ne soit pas amoureux de toi.

Elle avait apporté tout un attirail de maquilleuse et entreprit de peindre le visage de Julie, cernant ses yeux d'un motif en forme d'oiseau. Elle coiffa ensuite ses longs cheveux noirs et les retint d'un diadème.

– Ce soir, tu dois être la reine.

Narcisse surgit dans la petite pièce.

– Et pour la reine, j'ai confectionné une robe d'impératrice. Tu seras la plus envoûtante des souveraines, plus que Joséphine, plus que la reine de Saba, mieux que Catherine de Russie ou Cléopâtre.

Il déploya un vêtement bleu fluo, marbré de noir et de blanc.

– J'ai pensé qu'on pouvait découvrir dans l'Encyclopédie de nouvelles esthétiques. Tu es vêtue aux couleurs des ailes du papillon ulysse, de son nom latin «Papilio Ulysses». Du peu que j'en sais, cet animal vit dans les forêts de Nouvelle-Guinée, dans le nord du Queensland et aux îles Salomon. Lorsqu'il vole, il lance des éclairs bleus à travers les forêts tropicales.

– Et ça, c'est quoi?

Julie désignait deux fins rouleaux de velours noir qui prolongeaient la toge.

– Ce sont les appendices caudaux du papillon. Ce sont ces longues traînes noires qui apportent une grâce étonnante au vol du papillon.

Il déroula le vêtement.

– Essaie-le, vite.

Julie ôta pull et jupe, resta en slip et soutien-gorge. Narcisse l'observait.

– Oh! ne t'en fais pas, je regarde juste si l'habit est conforme à tes mesures. À moi, les femmes ne font aucun effet, proféra-t-il, l'air blasé. D'ailleurs, si on m'avait donné le choix, j'aurais préféré être une femme, rien que pour plaire aux hommes.

– Tu aurais vraiment préféré être une femme? demanda Julie, étonnée, tout en s'habillant rapidement.

– Il y a une légende grecque qui prétend que les femmes ressentent neuf fois plus de plaisir que les hommes au moment de l'orgasme. Les types sont désavantagés. Et puis, j'aimerais aussi être une femme pour pouvoir un jour me sentir enceinte. Il n'existe finalement qu'une seule œuvre véritablement importante: transmettre la vie. Et tous les types sont privés de cette sensation.

Narcisse contemplait pourtant le corps de Julie d'un regard qui n'avait rien d'indifférent. Cette peau claire, ces longs cheveux de jais luisant, ces grands yeux gris, comme tatoués d'ailes d'oiseaux. Son regard s'arrêta sur sa poitrine,

Julie se lova dans l'étoffe comme dans un drap de bain. Le contact du tissu était doux et chaud.

– C'est très agréable à porter, reconnut-elle.

– Normal. Ce vêtement est tissé de la soie que produit la chenille du papillon ulysse. On a volé le fil de la pauvre bête qui cherchait à s'entourer d'un cocon protecteur. Mais c'était pour une juste cause puisque ce présent t'était destiné. Chez les Indiens Wendats, lorsqu'on tue un animal, on lui explique les raisons de la chasse avant de tirer la flèche. Si c'est pour nourrir sa famille ou façonner un vêtement, par exemple. Quand je serai riche, je monterai une usine de soie de papillon et je conterai à toutes les chenilles la liste des clients auxquels elles donnent leur soie.

Julie se mira dans la grande glace apposée sur la porte de la loge.

– Cet habit est remarquable, Narcisse. Il ne ressemble à rien de connu. Tu sais que tu pourrais devenir styliste.

– Un papillon ulysse pour une envoûtante sirène, quoi de plus naturel! Je n'ai jamais compris pourquoi ce marin grec s'est ainsi entêté à refuser de se laisser charmer par les voix de ces femmes.

Julie arrangea différemment le vêtement.

– C'est beau ce que tu dis.

– C'est toi qui es belle, déclara gravement Narcisse. Et ta voix, elle est tout simplement prodigieuse. Dès que je l'entends, toute ma moelle épinière frissonne dans ma colonne vertébrale. La Callas aurait pu aller se rhabiller.

Elle pouffa.

– Tu es absolument certain de n'être pas attiré par les filles?

– On peut aimer sans pour autant souhaiter se livrer à une simulation de l'acte procréateur, remarqua Narcisse, en lui caressant les épaules. Moi, je t'aime à ma manière. Mon amour est unilatéral et c'est pour cela qu'il est total. Je ne réclame rien en échange. Permets-moi juste de te voir et d'entendre ta voix, cela me suffira largement.

Zoé prit Julie dans ses bras.

– Et voilà, notre chenille s'est transformée en papillon. Physiquement, en tout cas…

– Il s'agit d'une copie exacte de l'aile du papillon ulysse, répéta Narcisse à l'intention des nouveaux arrivants.

– Splendide!

Ji-woong prit la main de Julie. La jeune fille avait remarqué que, depuis quelque temps, tous les garçons du groupe prenaient plaisir à la toucher, sous un prétexte ou un autre. Elle détestait ça. Sa mère lui avait toujours répété que les humains doivent maintenir entre eux une certaine distance de sécurité, tout comme les pare-chocs des voitures, et que, quand ils se rapprochaient trop, ça créait des problèmes.

David entreprit de lui masser le cou et les clavicules.

– Pour te détendre, expliqua-t-il.

Elle sentit en effet la tension dans son dos se relâcher peu à peu mais les doigts de David en provoquèrent une nouvelle, plus grande encore. Elle se dégagea.

Le directeur du centre culturel réapparut.

– Dépêchons-nous, les enfants. Ça va bientôt être à vous et il y a un monde fou.