Les dytiques accélèrent au point de créer un moutonnement d'écume à l'arrière de l'engin. Le cuirassé part à l'attaque. Au-dessus, le bout incandescent emporté par la vitesse s'allonge comme une longue oriflamme lumineuse et sans fin.
14e sort une antenne-périscope pour bien repérer les adversaires et indique aux autres où diriger le lourd mât fumant.
La lance au bout enflammé touche la chair des pétales du nénuphar. Le végétal est suffisamment humide pour ne pas s'embraser immédiatement, mais le choc de ce harpon suffit à déséquilibrer toutes les artilleuses qui tombent aussitôt à l'eau. Dans ce cas précis, le feu n'a servi à rien sinon à prouver la détermination de guerrières rousses prêtes à utiliser jusqu'à des armes taboues.
Devant cette réussite, les assiégées reprennent confiance. Elles tirent les réserves d'acide conservées pour la charge ultime et provoquent pas mal de dégâts dans les rangs des fourmis pygmées.
De son côté, Princesse 103e a compris comment mieux diriger son lance-flammes et incendie un à un les nénuphars. Cela fait beaucoup de fumée. Effrayées par l'odeur de nénuphar carbonisé, les assaillantes préfèrent rejoindre la terre ferme et détalent. Heureusement, car la brindille commençait à s'embraser, elle aussi. C'est ça le problème, avec le feu. Il peut provoquer autant de dégâts parmi ceux qui l'utilisent que parmi ceux qui le subissent.
Les Belokaniennes n'ont même pas droit à ces corps à corps tumultueux où les fourmis se montrent mutuellement leur art de pratiquer l'escrime mandibulaire. 13e, la plus guerrière de l'escouade, est déçue de ne pas avoir au moins fait sauter un ou deux corselets de ces outrecuidantes fourmis naines.
Princesse 103e fait signe de jeter la brindille enflammée le plus loin possible dans l'eau.
Le cuirassé-tortue rejoint le roseau assiégé.
Pourvu que 24e ait survécu, se dit Princesse 103e.
104. LA BATAILLE DU LYCEE
Ils étaient partis cinq cents du centre culturel, ils arrivèrent huit cents sur la grande place, face au lycée.
Leur manifestation n'avait rien d'un défilé revendicatif; c'était un véritable carnaval, au sens premier du mot.
Au Moyen Age, le carnaval avait une signification précise. C'était le jour des fous, celui où toutes les tensions se libèrent. Le jour du grand carnaval, toutes les règles étaient foulées aux pieds. On avait le droit de tirer les moustaches des gendarmes et de pousser les édiles dans le ruisseau. On pouvait sonner aux portes et jeter de la farine sur le visage de n'importe qui. On brûlait le bonhomme Carnaval, une marionnette géante de paille, symbole de toutes les autorités.
C'est parce que le jour de carnaval existait que, précisément, le pouvoir en place était respecté.
De nos jours, on a oublié le sens réel de cette manifestation sociologiquement indispensable. Le carnaval n'est désormais qu'une fête pour commerçants, comme Noël, la fête des pères, la fête des mères ou celle des grand-mères; ce ne sont plus que des fêtes vouées à la consommation.
On a oublié le rôle premier du carnavaclass="underline" donner à la population l'illusion que la rébellion était possible, ne serait-ce que l'espace d'un seul jour.
Pour tous ces jeunes et même ces moins jeunes, ici, c'était la première fois depuis leur naissance qu'occasion leur était offerte d'exprimer leur envie de fête, mais aussi leurs révoltes et leurs frustrations. Huit cents personnes qui rongeaient leur frein depuis toujours se déchaînaient soudain en une grande sarabande.
Les amateurs de rock et les badauds avançaient en une longue cohorte bruyante et chamarrée. Parvenus sur la place du lycée, ils découvrirent six cars de CRS qui leur barraient la route.
Ils firent halte.
Les manifestants toisèrent les forces de l'ordre établi. Les forces de l'ordre établi toisèrent les manifestants. Julie considéra la situation.
Le commissaire Maximilien Linart, brassard au-dessus du coude, était posté devant ses hommes, faisant face à la masse bruyante.
– Dispersez-vous, cria-t-il dans son porte-voix.
– Nous ne faisons rien de mal, répondit Julie sans porte-voix.
– Vous troublez l'ordre public. Il est dix heures passées. Les habitants désirent dormir et vous vous livrez à du tapage nocturne.
– On veut juste aller faire la fête au lycée, rétorqua Julie.
– Le lycée est fermé la nuit et vous n'avez pas l'autorisation de le faire rouvrir. Vous avez fait assez de bruit. Dispersez-vous, rentrez chez vous. Je vous répète que les gens ont le droit de dormir.
Une seconde, Julie hésita mais elle se reprit vite, toute à son rôle de Pasionaria:
– Nous ne voulons pas que les gens dorment. Que le monde se réveille!
– C'est toi, Julie Pinson? interrogea le commissaire. Rentre à la maison, ta mère doit s'inquiéter.
– Je suis libre. Tous, nous sommes libres. Rien ne nous arrêtera. En avant pour la…
Le mot ne parvenait pas à sortir de sa gorge. Faiblement d'abord, puis avec plus de conviction, elle articula encore:
– En avant pour la… pour la Révolution. Une clameur monta de la foule. Tous étaient prêts à jouer le jeu. Car ce n'était qu'un jeu, même si cette présence policière risquait de le rendre dangereux. Sans que Julie le leur demande, ils levèrent le poing et entonnèrent l'hymne du concert:
Fin, ceci est la fin.
Ouvrons tous nos sens.
Un vent nouveau souffle ce matin.
Écartant les bras, se donnant la main pour montrer leur nombre et occuper toute la place, ils s'avancèrent vers le lycée.
Maximilien se concerta avec ses subordonnés. L'heure n'était plus à la négociation. Les consignes du préfet étaient claires. Pour restaurer l'ordre public, il fallait disperser au plus vite les trublions. Il proposa d'utiliser la tactique du boudin, laquelle consistait à charger au centre afin que les manifestants se dispersent sur les cotés.
De son côté, Julie rassemblait les Sept Nains pour discuter, elle aussi, de la suite des événements. Ils décidèrent de constituer huit groupes autonomes de manifestants, avec chacun à leur tête un des musiciens.
– Il faudrait pouvoir communiquer entre nous, dit David.
Ils demandèrent à la foule amassée autour d'eux si certains avaient des téléphones portables à prêter à la Révolution. Il leur en fallait huit. On leur en proposa davantage. Apparemment, même pour se rendre à un concert, les gens étaient incapables de se séparer de leur appareil.
– Nous allons utiliser la technique du chou-fleur, dit Julie.
Et elle expliqua à la cantonade la stratégie qu'elle venait d'improviser.
Les manifestants reprirent leur marche. En face, les policiers mirent leur plan en pratique. À leur grande surprise, ils ne rencontrèrent pas de résistance. Le chou-fleur, inventé par Julie, s'émietta. Dès que les policiers s'approchèrent, les manifestants se dispersèrent dans huit directions différentes.
Les rangs compacts des policiers se désagrégèrent pour les poursuivre.
– Restez groupés! Protégez le lycée, ordonna Maximilien dans son porte-voix.
Les CRS, comprenant le danger, reformèrent leur peloton au centre de la place tandis que les manifestants poursuivaient leur manœuvre.
Julie et les filles du club de aïkido étaient les plus proches des forces de l'ordre auxquelles elles adressaient force sourires et baisers provocateurs.
Attrapez cette meneuse, dit le commissaire en désignant Julie.
Le peloton de CRS se dirigea aussitôt vers Julie et ses amazones. C'était exactement ce qu'avait souhaité la jeune fille aux yeux gris clair. Elle donna l'ordre de fuite groupée et signala dans son téléphone: