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– Et si ça durait? interrogea Francine.

Tous s'entre-regardèrent, un rien d'inquiétude dans les prunelles.

– Il faut tout faire pour que ça dure, intervint Julie avec force. Je n'ai nulle envie de me remettre dès demain matin à préparer mon bac. Nous avons une chance de bâtir quelque chose, ici et maintenant, il faut la saisir.

– Et tu envisages quoi, exactement? demanda David. On ne peut pas faire la fête éternellement.

– Nous disposons d'un groupe de gens et d'un lieu fermé et protégé pour nous abriter, pourquoi ne pas tenter d'organiser un village utopique?

– Un village utopique? s'étonna Léopold.

– Oui, un endroit où essayer d'inventer de nouveaux rapports entre les gens. Tentons une expérience, une expérience sociale afin de savoir s'il est possible d'inventer un lieu où l'on se sentirait mieux ensemble.

Les Fourmis méditèrent un instant les paroles de Julie. Au loin, retentissait la salsa, et on entendait des filles et des garçons rire et chanter.

– Évidemment, ce serait formidable, reconnut Narcisse. Seulement, ce n'est pas facile de gérer une foule. J'ai été moniteur dans une colonie d'adolescents et je t'assure que contrôler les gens lorsqu'ils sont en groupe, ce n'est pas une mince affaire.

– Tu étais seul, nous sommes huit, rappela Julie. Ensemble, nous sommes plus forts. Notre cohésion décuple nos talents individuels. J'ai l'impression que, réunis, on peut renverser des montagnes. Huit cents personnes nous ont déjà suivis dans notre musique, pourquoi ne nous suivraient-elles pas dans notre utopie?

Francine s'assit pour mieux réfléchir. Ji-woong se gratta le front.

– Une utopie?

– Mais oui, une utopie! L'Encyclopédie en parle tout le temps. Elle propose d'inventer une société plus…

Elle hésita.

– Plus quoi? ironisa Narcisse. Plus gentille? Plus douce? Plus marrante?

– Non, simplement plus humaine, articula Julie de sa voix profonde et chaude.

Narcisse éclata de rire.

– On est mal barrés, les enfants. Julie nous avait caché ses ambitions humanitaires.

David, lui, cherchait à comprendre:

– Et qu'entends-tu par société plus humaine?

– Je ne sais pas encore. Mais je trouverai.

– Dis, Julie, tu as été blessée pendant la bagarre avec les CRS? interrogea Zoé.

– Non, pourquoi? demanda la jeune fille, surprise.

– Il y a… une tache rouge sur ton costume.

Elle tourna la robe, s'étonna. Zoé avait raison. Elle avait bien une tache de sang issue d'une blessure qu'elle ne sentait même pas.

– Ce n'est pas une blessure, c'est autre chose, affirma Francine.

Elle l'entraîna dans le couloir où Zoé les suivit.

– Tu as tout simplement tes règles, l'informa l'organiste.

– Mes quoi?

– Tes règles, intervint Zoé. Tu ne sais pas ce que c'est?

Julie fut tétanisée par l'information. Un instant, elle eut l'impression que son propre corps venait de l'assassiner. Ce sang était celui de l'assassinat de son enfance. Ainsi c'était fini! À cette seconde, à cet instant qu'elle croyait un instant de bonheur, son organisme l'avait trahie. Il l'avait ramenée à ce qu'elle honnissait par-dessus tout: l'obligation de devenir adulte.

Elle ouvrit toute grande la bouche et aspira l'air avidement. Sa poitrine se souleva avec difficulté. Son visage devint écarlate.

– Vite, cria Francine, appelant les autres. Julie a une crise d'asthme. Il lui faut de la Ventoline.

Ils fouillèrent dans son sac à dos, qui par chance traînait au pied de la batterie de Ji-woong, découvrirent l'aérosol mais ils eurent beau l'introduire dans la gorge de Julie et le presser, il n'en sortit rien, il était vide.

– La… Ven… to… line, haleta Julie.

Autour d'elle, l'air se raréfiait.

L'air, la première accoutumance. Tout jeune, on commence à déployer ses ventricules respiratoires pour le cri primai et ensuite, tout le reste de sa vie, on ne peut plus s'en passer. L'air. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il faut de l'air, pur de préférence. Là, il n'y en avait simplement pas assez. Elle était obligée d'accomplir des efforts démesurés pour obtenir une gorgée respirable.

Zoé se rendit dans la cour demander si quelqu'un avait sur soi de la Ventoline. Non.

Sur le téléphone portatif de David ils appelèrent SOS-Médecins, SOS-Premiers secours. Tous les standards étaient saturés.

– Il doit bien y avoir une officine de garde dans le quartier, s'énerva Francine.

– Ji-woong, accompagne-la, conseilla David. Tu es le plus fort d'entre nous; si elle ne parvient pas à marcher jusque là-bas, tu pourras toujours la porter sur tes épaules.

– Mais comment sortir d'ici? Il y a des flics des deux côtés.

– Il reste encore une porte, dit David. Suivez-moi.

Il les conduisit dans leur local de répétition.

Repoussant une armoire, il découvrit une issue.

– Je l'ai trouvée par hasard. Ce couloir doit déboucher dans les caves d'une maison voisine.

Julie émettait de petites plaintes. Ji-woong la chargea sur son épaule et ils s'enfoncèrent dans le souterrain. Ils parvinrent à un embranchement. Sur la gauche, il y avait des relents d'égouts. À droite, cela sentait le renfermé d'une cave. Ils choisirent la droite.

112. AUTOUR DU FEU

À la lueur de la braise, Princesse 103e parle des Doigts. Elle parle de leurs mœurs, de leurs technologies, de leur télévision.

Et la pancarte blanche, annonciatrice de mort, rappelle 5e qui n'a pas oublié ce fléau.

Autour du feu, les fourmis rousses frémissent en apprenant que leur cité natale risque d'être détruite. Mis à part cette menace, Princesse 103e souligne qu'elle est désormais persuadée que les Doigts ont beaucoup à apporter à la civilisation myrmécéenne. Qu'à treize, grâce au feu, elles aient vaincu une nuée de fourmis naines la conforte dans cette idée.

Certes, elle ne sait pas bien se servir d'un levier, elle ne sait pas reproduire les systèmes de catapulte… Mais elle estime que, comme pour l'art, l'humour, et l'amour, ce n'est après tout qu'une question de temps. Si les Doigts acceptent de jouer le jeu, elle finira bien par comprendre.

N'y a-t-il pas danger à approcher les Doigts? demande 6e qui frotte toujours son moignon carbonisé.

103 e répond que non. Les fourmis sont suffisamment malignes pour parvenir à les dominer.

24e lève alors une antenne.

Leur as-tu parlé de Dieu?

Dieu? Toutes veulent savoir de quoi il s'agit. Est-ce une machine? Un lieu? Une plante?

Prince 24e leur raconte qu'il y a eu dans le passé, à Bel-o-kan, des Doigts qui, sachant communiquer avec les fourmis, leur ont fait croire qu'ils étaient leurs maîtres et leurs créateurs. Ces Doigts ont exigé des fourmis qu'elles leur obéissent aveuglément sous prétexte qu'ils étaient géants et omnipotents. Et ces Doigts se prétendaient les «dieux» des fourmis.

Tous les insectes se rapprochent.

Qu 'est-ce que ça veut dire, «Dieu»?

Princesse 103e explique que cette notion est unique dans le monde animal. Les Doigts croient qu'il existe au-dessus d'eux une force invisible qui les contrôle à sa guise. Ils l'appellent Dieu et ils y croient, même s'ils ne le voient pas. Leur civilisation est basée sur cette idée d'une foi en une force invisible qui contrôle toute leur existence.

Les fourmis essaient d'imaginer ce que peut être Dieu sans en voir l'intérêt pratique. En quoi le fait de penser qu'il existe un Dieu au-dessus d'eux est-il une aide?

Princesse 103e répond maladroitement que c'est peut-être parce que les Doigts sont des animaux égoïstes et qu'à la longue, cet égoïsme leur pèse et leur devient insupportable. Ils ont alors besoin de modestie et de se sentir les humbles créatures d'un animal encore plus grand: Dieu.