Dans ce tumulte, inutile de chercher à appeler quelqu'un qui d'ailleurs, en un tel lieu, se mettrait plutôt du côté du couple en manque que du sien. La dame hocha la tête en signe de reddition, alla chercher un aérosol et le lui tendit de mauvais gré.
Il était temps. Julie était en apnée. Ji-woong dut lui entrouvrir les lèvres et lui enfoncer l'embout de l'aérosol dans la bouche.
– Allez, vas-y, respire, je t'en prie.
Dans un effort démesuré, elle aspira. Chaque pression était comme une vapeur d'or qui amenait de la vie. Ses poumons se rouvraient comme une fleur séchée dans de l'eau.
– Qu'est-ce qu'on perd comme temps en formalités! lança Ji-woong à la pharmacienne, laquelle était discrètement en train d'appuyer sur la pédale directement reliée aux services de police. Le système avait été prévu au cas où elle serait attaquée par des drogués en manque.
Julie s'assit sur le banc pour reprendre ses esprits. Ji-woong paya l'aérosol.
Ils prirent le chemin du retour. À nouveau on entendait un slow assourdissant. C'était encore une chanson d'Alexandrine, son nouveau succès, «Une passion d'amour».
Le dise-jockey, conscient de son rôle social, trouva encore deux crans supplémentaires pour monter le volume, et il baissa encore davantage la lumière pour ne laisser tourner qu'une sphère recouverte d'une mosaïque de miroirs qui lançaient de fins rayons de lumière.
«Prends-moi, oui, prends-moi toute, prends-moi, mon amour pour toujours et pour la vieeeeeuuue. Une passion d'amour, c'est une passionnnnnnn d'amour», clamait la chanteuse, dont la voix était retravaillée au synthétiseur et calquée sur une vraie voix de vraie chanteuse.
Julie, réalisant enfin où elle se trouvait, aurait bien aimé que ji-woong la prenne dans ses bras. Elle fixa le Coréen.
Ji-woong était beau. Il avait quelque chose de félin. Et de le contempler dans ces circonstances étranges et dans cet endroit bizarre ajoutait à son charme.
Elle était partagée entre la honte, la peur d'être une femme à retardement et l'envie nouvelle, quasi animale, de «consommer» Ji-woong.
– Je sais, dit Ji-woong, ne me regarde pas comme ça. Tu ne supportes aucun contact épidermique avec un homme ou qui que ce soit. N'aie pas peur, je ne te proposerai pas de danser!
Elle allait démentir ses propos quand deux policiers surgirent. La pharmacienne leur dressa le portrait de ses deux agresseurs et indiqua par où ils étaient passés.
Ji-woong entraîna Julie au cœur de la piste, au plus profond de l'obscurité, et, nécessité faisant loi, il l'enlaça.
Mais ce fut à ce moment que le dise-jockey décida de rallumer toutes les lumières sur la piste. D'un coup, toute la faune de «L'Enfer» apparut. Il y avait là des travestis, des sado-maso-cuir, des hétéros, des bisexuels, des déguisées en hommes, des déguisés en femmes, des déguisés en hommes se prenant pour des femmes. Tout le monde s'agitait, le visage en sueur.
Les policiers circulaient à présent entre les danseurs. S'ils reconnaissaient les deux «fourmis», ils les arrêteraient. Julie, s'en avisant, commit alors l'impensable. Elle prit entre ses mains le visage du Coréen et, avec force, l'embrassa sur la bouche. Le jeune homme en fut tout surpris.
Les policiers rôdaient autour d'eux. Leur baiser continuait. Julie avait lu que les fourmis, elles aussi, se livraient à de tels comportements: la trophallaxie. Elles faisaient remonter de la nourriture et l'échangeaient avec leurs bouches. Pour l'instant, elle ne se sentait pas encore capable de telles prouesses.
Un policier les considéra avec suspicion.
Tous deux fermèrent les yeux comme des autruches qui ne voulaient plus voir le danger. Ils n'entendaient plus la voix d'Alexandrine. Julie avait envie que le garçon la serre, la serre encore plus vigoureusement entre ses bras musclés. Mais les policiers étaient déjà partis. Comme deux aimants qui par hasard se seraient trop rapprochés, avec gêne, ils se détachèrent l'un de l'autre.
– Excuse-moi, lui hurla-t-il à l'oreille pour se faire entendre dans tout ce brouhaha.
– Les circonstances ne nous ont pas vraiment laissé le choix, éluda-t-elle.
Il la prit par la main, ils quittèrent «L'Enfer» et rejoignirent la Révolution par la même cave qui leur avait permis d'en sortir.
115. ENCYCLOPÉDIE
L'OUVERTURE PAR LES JEUX: En France, dans les années soixante, un propriétaire de haras avait acheté quatre fringants étalons gris qui se ressemblaient tous. Mais ils avaient mauvais caractère. Dès qu'on les laissait côte à côte, ils se battaient et il était impossible de les atteler ensemble car chacun partait dans une direction différente. Un vétérinaire eut l'idée d'aligner leurs quatre box, avec des jeux sur les parois mitoyennes: des roulettes à faire tourner du bout du museau, des balles à frapper du sabot pour les faire passer d'une stalle à l'autre, des formes géométriques bariolées suspendues à des ficelles.
Il intervertit régulièrement les chevaux afin que tous se connaissent et jouent les uns avec les autres. Au bout d'un mois, les quatre chevaux étaient devenus inséparables. Non seulement ils acceptaient d'être attelés ensemble mais ils semblaient trouver un aspect ludique à leur travail.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
116. EN PLEINE EFFERVESCENCE
7e ayant remarqué que le feu projette une ombre agrandie des insectes les plus proches, elle s'empare d'un bout de charbon refroidi près de l'âtre et décide de reproduire sur une paroi une forme immobile. Son travail terminé, elle le présente aux autres qui, croyant avoir affaire à un véritable insecte, essaient de lui parler.
7e a beaucoup de mal à expliquer que ce n'est qu'un dessin. Se développe ainsi une manière de représenter les choses qui, au début, ressemble beaucoup aux gravures rupestres des grottes de Lascaux mais finit ensuite par évoluer vers un style plus particulier. En trois coups de charbon, 7e vient de créer la peinture myrmécéenne. Elle observe longuement son œuvre et se dit que le noir ne suffit pas à bien rendre compte des choses, il faut y ajouter des couleurs.
Mais comment ajouter des couleurs?
La première idée qui lui vient est de saigner une fourmi grise venue admirer son travail. Elle obtient ainsi du blanc avec son sang qui, étalé, donne du relief au visage et aux antennes. C'est assez réussi. Quant à la fourmi grise, elle n'a pas trop à se plaindre, elle a offert le premier sacrifice insecte à l'art.
Voyant cela, les fourmis sont prises de frénésie créatrice. Entre celles qui testent le feu, celles qui dessinent, celles qui étudient le levier, il s'installe une émulation rare.
Tout leur paraît possible. Leur société, qu'elles se figuraient pourtant à son apogée politique et technologique, s'avère soudain très en retard.
Les douze jeunes exploratrices ont chacune maintenant trouvé leur domaine de prédilection. Princesse 103e leur apporte l'impulsion et l'expérience. 5e est devenue sa principale assistante. 6e est la plus calée des ingénieurs du feu. 7e se passionne pour le dessin et la peinture. 8e étudie le levier et 9e la roue. 10e rédige sa phéromone mémoire zoologique sur les mœurs des Doigts. 11e s'intéresse à l'architecture et aux différentes façons de construire des nids. 12e est plutôt attirée par l'art de la navigation et prend des notes sur leurs différentes embarcations fluviales. 13e réfléchit sur leurs nouvelles armes, la brindille enflammée, le cuirassé-tortue… 14e est motivée par le dialogue avec les espèces étrangères. 15e dissèque et goûte les nouveaux aliments qu'elles ont connus au cours de leur périple. 16e s'efforce de cartographier les différentes pistes qu'elles ont empruntées pour voyager jusqu'ici.
Princesse 103e parle de ce qu'elle sait des Doigts. Elle parle de la télévision qui transmet des histoires qui ne sont pas vraies. 10e reprend sa phéromone mémoire zoologique pour consigner les nouvelles informations sur les Doigts: