Comme toujours, Maximilien s'étonna des dons de cette machine, capable de passer pour un véritable interlocuteur rien qu'en reliant des phrases entre elles.
– Non, cette fois, c'est une émeute dans un lycée qui me tracasse, répondit-il, presque spontanément.
– Tu souhaites m'en parler? demanda l'œil de Mac Yavel qui occupa tout l'écran pour montrer le degré de son écoute.
Maximilien se gratta le menton pensivement.
– C'est marrant car mes problèmes dans le réel correspondent pour une fois à mes problèmes dans le jeu Évolution: le siège des châteaux forts.
Maximilien fit un descriptif de ses ennuis au lycée et l'ordinateur lui proposa d'effectuer avec lui des recherches dans l'histoire des sièges de forteresses au Moyen Âge. À l'aide de son modem, la machine se brancha sur un réseau d'encyclopédies historiques et lui envoya des images et des textes.
À sa grande surprise, Maximilien découvrit qu'assiéger des châteaux forts nécessitait des stratégies beaucoup plus complexes qu'on ne se l'imaginait en regardant des films de cape et d'épée. Dès l'époque romaine, chaque général avait cherché des idées pour affronter les murailles des villes et des forteresses. Il apprit ainsi que les catapultes ne servaient pas uniquement à lancer des boulets. Leurs dégâts étaient bien trop limités. Non, les catapultes avaient surtout pour but de démoraliser les assiégés. Les assiégeants leur expédiaient ainsi des barils de vomissures, d'excréments et d'urine, ils balançaient des otages vivants, utilisaient l'arme bactériologique en envoyant dans les points d'eau des cadavres d'animaux morts de la peste.
Les assiégeants creusaient en outre des tunnels sous les remparts, les étayaient avec du bois et les remplissaient de fagots. À un moment donné, ils y mettaient le feu et les tunnels s'effondraient, faisant s'affaisser du même coup les murailles. Il n'y avait alors plus qu'à charger en profitant de l'effet de surprise.
Les assiégeants se servaient aussi de boulets de fonte chauffés, d'où l'expression «tirer à boulets rouges». Les dommages n'étaient pas considérables mais il était facile d'imaginer les craintes d'une population redoutant à tout instant de recevoir sur la tête un boulet brûlant venu du ciel.
Maximilien suivait, effaré, les images qui défilaient sur son écran. Il existait mille techniques de siège. À lui d'inventer celle correspondant à la prise d'un lycée de béton de forme carrée, en notre temps.
Téléphone. Le préfet voulait savoir où en était l'émeute. Le commissaire Linart l'informa que les manifestants étaient bel et bien confinés dans le lycée, cernés par la police, et que plus personne ne pouvait y entrer ou en sortir.
Le préfet le félicita. Il craignait seulement que la plaisanterie ne fasse tache d'huile. Il importait au plus haut point d'empêcher l'émeute de prendre de l'ampleur.
Le commissaire Linart signala son intention de mettre au point une technique d'assaut pour reprendre le lycée.
– Surtout pas, s'effaroucha le préfet. Vous ne voulez quand même pas transformer ces petits trublions en martyrs?
– Mais ils parlent de renverser le monde, de faire la révolution. Tous les gens du quartier entendent les discours de leur Pasionaria et s'inquiètent. On a des plaintes officielles. En plus, jour et nuit, leur sono empêche tout le monde de dormir…
Le préfet insista sur sa théorie du «laisser-pourrir».
– Il n'y a aucun problème qui ne finisse par se résoudre si on lui applique cette technique: ne rien faire et laisser pourrir.
Tout le génie français tenait selon lui dans cette formule: «laisser-pourrir». C'est en laissant pourrir le jus de raisin qu'on obtenait les meilleurs vins. C'est en laissant pourrir le lait qu'on produisait les meilleurs fromages. Même le pain était issu d'un mélange de farine et de levure, donc de champignons.
– Laissez pourrir, laissez pourrir, mon cher Linart. Ces gamins ne parviendront jamais à rien. D'ailleurs, toutes les révolutions pourrissent d'elles-mêmes. Le temps est leur pire ennemi, il fait tout fermenter.
Le préfet souligna qu'à chaque fois qu'il envoyait ses hommes à la charge, Linart ressoudait les rangs des assiégés et les rendait plus solidaires. Qu'il les laisse en paix et ils finiraient par s'entre-déchirer telle une meute de rats enfermés dans une boîte.
– Vous savez, mon cher Maximilien, il est très difficile de vivre en société. Être plus d'un dans un appartement, c'est déjà une gageure. Vous en connaissez beaucoup, vous, des couples qui ne se disputent pas? Alors, imaginez, vivre à cinq cents dans un lycée clos! Ils doivent déjà se chamailler pour des histoires de robinet qui coule, d'affaires volées, de télévision en panne ou de gens qui fument à côté d'autres qui ne supportent pas la fumée. C'est dur de vivre en groupe. Croyez-moi, ce sera bientôt l'enfer là-dedans.
121. L'INSTANT OU IL NE FAUT PAS SE PLANTER
Julie se rendit dans la salle de biologie et brisa toutes les fioles. Elle libéra les souris blanches qui servaient de cobayes. Elle libéra les grenouilles et même les lombrics.
Un tesson de verre la blessa à l'avant-bras et elle aspira le sang qui perlait sur son épiderme. Elle se réfugia ensuite dans la salle de cours où le professeur d'histoire l'avait mise au défi d'inventer une révolution sans violence capable de changer le monde.
Seule dans la classe déserte, Julie parcourut l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu en quête de passages concernant les révolutions. Une phrase du cours d'histoire lui martelait la tête: «Ceux qui n'ont pas compris les erreurs du passé sont condamnés à les reproduire.»
Elle feuilleta le livre à la recherche de toutes les expériences possibles. Il fallait apprendre comment les autres s'en étaient tirés ou ne s'en étaient pas tirés, et en faire bénéficier sa propre révolution. Que tous ces utopistes du passé ne soient pas morts pour rien, Que leurs échecs ou leurs initiatives lui profitent.
Julie dévora l'histoire de révolutions connues et aussi celles de révolutions inconnues qu'Edmond Wells semblait avoir pris un malin plaisir à répertorier. La révolution de Chengdu, la croisade des enfants… Plus adultes, la révolution des Amish en Rhénanie et celle des Longues-Oreilles à l'île de Pâques.
La Révolution, finalement, c'était une matière comme une autre, une matière non inscrite au bac, mais fort intéressante et qui pouvait s'étudier comme telle.
Elle voulut prendre des notes. À la fin du livre, il y avait des pages blanches avec, en tête: «Notez ici vos propres découvertes.» Edmond Wells avait pensé à tout. Il avait réalisé un véritable ouvrage interactif. Vous lisez, ensuite vous écrivez vous-même. Elle qui, jusque-là, avait tant de respect pour le livre qu'elle n'osait jamais y annoter quoi que ce soit se permit d'inscrire au stylo directement dans l'Encyclopédie: «Apport de Julie Pinson. Comment réussir de manière pratique une révolution. Fragment n° 1 ajouté d'après expérience au lycée de Fontainebleau.»
Elle consigna les leçons qu'elle en avait recueillies et ses avis pour le futur:
Règle révolutionnaire n° 1: Les concerts de rock dégagent suffisamment d'énergie et génèrent suffisamment d'empathie pour susciter des mouvements de foule de type révolutionnaire.
Règle révolutionnaire n° 2: Une seule personne ne suffit pas à manier une foule. Il faut donc, à la tête d'une révolution, non pas une seule mais au moins sept ou huit personnes. Ne serait-ce que pour prendre le temps de réfléchir et du repos.
Règle révolutionnaire n° 3: Il est possible de gérer une foule en bataille en la divisant en groupes mobiles ayant chacun à sa tête un chef disposant de moyens de communication rapides avec les autres chefs.
Règle révolutionnaire n° 4: Une révolution réussie suscite forcément des envieux. Il faut éviter à tout prix que la révolution n'échappe à ceux qui l'ont inventée. Même si l'on ignore ce qu'est exactement la révolution, il faut absolument savoir ce qu'elle n'est pas. Notre révolution n'est pas violente. Notre révolution n'est pas dogmatique. Notre révolution n'est apparentée à aucune révolution ancienne.