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Julie apprécia l'aménagement. Tout naturellement, et sans pudeur inutile, les autres vinrent se rouler et se serrer contre elle. Ils pensaient que tout allait trop bien pour pouvoir durer. Julie s'enveloppa de couvertures à la manière d'une momie égyptienne. Elle sentait contre elle David et Paul. Ji-woong était à l'autre bout du matelas. Ce fut quand même de lui qu'elle rêva.

129. ENCYCLOPÉDIE

L'OUVERTURE PAR LES LIEUX: Le système social actuel est défaillant: il ne permet pas aux jeunes talents d'émerger, ou bien il ne les autorise à émerger qu'après les avoir fait passer par toutes sortes de tamis qui, au fur et à mesure, leur enlèvent toute saveur.

Il faudrait mettre sur pied un réseau de «lieux ouverts» où chacun pourrait, sans diplômes et sans recommandations particulières, présenter librement ses œuvres au public.

Avec des lieux ouverts, tout devient possible. Par exemple, dans un théâtre ouvert, tout le monde présenterait son numéro ou sa scène sans subir de sélection préalable. Seuls impératifs: s'inscrire au moins une heure avant le début du spectacle (pas la peine de présenter ses papiers, il suffirait d'indiquer son prénom) et ne pas dépasser six minutes. Avec un tel système, le public risque de subir quelques avanies, mais les mauvais numéros seraient hués et les bons seraient retenus. Pour que ce type de théâtre soit viable économiquement, les spectateurs y achèteraient leur place au prix normal. Ils y consentiraient volontiers car, en deux heures, ils auraient droit à un spectacle d'une grande diversité. Pour soutenir l'intérêt et éviter que les deux heures ne soient, le cas échéant, qu'un défilé de débutants malhabiles, des professionnels confirmés viendraient à intervalles réguliers soutenir les postulants. Ils se serviraient de ce théâtre ouvert comme d'un tremplin, quitte à annoncer: «Si vous voulez voir la suite de la pièce, venez tel jour et en tel lieu.»

Ce type de lieu ouvert pourrait ensuite se décliner ainsi:

– cinéma ouvert: avec des courts métrages de dix minutes proposés par des cinéastes débutants,

– salle dé concerts ouverte: pour chanteurs et musiciens en herbe,

– galerie ouverte: avec la libre disposition de deux mètres carrés chacun pour sculpteurs et peintres encore inconnus,

– galerie d'invention ouverte: mêmes impératifs d'espace pour les inventeurs que pour les artistes. Ce système de libre présentation s'étendrait aux architectes, aux écrivains, aux informaticiens, aux publîcistes… Il court-circuiterait les lourdeurs administratives. Les professionnels disposeraient ainsi de lieux où recruter de nouveaux talents, sans passer par les agences traditionnelles qui font perpétuellement office de sas.

Enfants, jeunes, vieux, beaux, laids, riches, pauvres, nationaux ou étrangers, tous disposeraient alors des mêmes chances et ne seraient jugés que sur les seuls critères objectifs: la qualité et l'originalité de leur travail.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

130. MANQUE D'EAU

Pour s'élancer et s'étendre, le feu a besoin de vent et de combustible proche. Ne trouvant ni l'un ni l'autre, l'incendie s'est contenté de manger l'arbre. Une petite bruine-surprise a fini de le mettre à bas. Dommage que cette eau ne soit pas tombée plus tôt.

Les révolutionnaires pro-Doigts se comptent. Les rangs sont clairsemés. Beaucoup sont mortes et, pour les rescapées, l'émotion a été trop forte, elles préfèrent regagner leurs nids ancestraux ou leur jungle préhistorique où elles dormiront la nuit sans crainte d'être réveillées par des flammèches carnivores.

15e, l'experte en chasse, propose à l'assemblée de se mettre en quête de nourriture, car le feu a fait fuir le gibier sur plusieurs centaines de mètres à la ronde.

Princesse 103e assure que, là-haut, les Doigts mangent les aliments brûlés.

Les Doigts affirment même que c'est meilleur que la viande crue.

Les fourmis et les Doigts étant tous deux omnivores, il est possible que ce qui est comestible pour les Doigts le soit aussi pour les fourmis. L'entourage n'est pas convaincu. 15e s'empare courageusement d'une dépouille d'insecte calciné. Avec ses mandibules, elle dégage un cuissot de sauterelle grillée et approche le bout de ses labiales.

Elle n'a pas le temps d'en déguster une miette qu'elle bondit déjà de douleur. C'est chaud. 15e vient de découvrir une loi première de la gastronomie: pour manger de la nourriture cuite, il faut d'abord attendre qu'elle refroidisse un peu. Prix de cette leçon: elle a l'extrémité des labiales insensible et, plusieurs jours durant, le seul moyen qu'elle aura de reconnaître le goût d'un aliment sera de le flairer avec ses antennes.

L'idée fait cependant recette. Toutes tâtent de l'insecte cuit et trouvent ça plutôt meilleur. Cuits, les coléoptères sont plus croustillants, leurs carapaces s'effritent et sont donc moins longues à mâcher. Cuites, les limaces changent de couleur et sont plus faciles à couper. Cuites, les abeilles sont délicieusement caramélisées.

Les fourmis s'élancent pour manger leurs compagnons d'aventure avec d'autant plus d'appétit que la peur leur a creusé l'estomac et le jabot social.

Princesse 103e est toujours anxieuse. Ses antennes pendent sur ses yeux et elle baisse la tête.

Où est Prince 24e?

Elle le cherche partout.

Ou est 24e? répète-t-elle, en courant de gauche et de droite.

Elle s'est complètement entichée de cette 24e, signale une jeune Belokanienne.

Prince 24e, précise une autre.

Maintenant, toutes savent que 24e est un mâle et 103e une femelle. Et c'est ainsi que, sur cette conversation, naît un comportement myrmécéen nouveau: les commérages sur la vie des personnes connues. Comme il n'existe pas encore de presse chez les révolutionnaires pro-Doigts, le phénomène ne prend pas trop d'ampleur.

Où es-tu, Prince 24e? émet la princesse, de plus en plus angoissée.

Et elle erre parmi les cadavres à la recherche de son ami égaré. Parfois, elle exige même de certaines fourmis qu'elles lâchent leur nourriture afin de vérifier s'il ne s'agit pas de prince 24e. À d'autres moments, elle assemble un bout de tête à un lambeau de thorax pour essayer de reconstituer son compagnon perdu.

De guerre lasse, elle finit par renoncer et reste là, abattue.

Princesse 103e aperçoit plus loin les ingénieurs du feu. Dans les catastrophes, ce sont toujours les responsables qui s'en tirent le mieux. Une bagarre éclate entre pro et anti-feu, mais comme les fourmis ne connaissent pas encore la culpabilité ni les mises en jugement et qu'elles sont très friandes de toutes ces gourmandises grillées éparses, les chamailleries ne durent pas.

Princesse 103e étant accaparée par sa recherche de 24e, 5e prend le relais à la tête de la troupe.

Elle regroupe l'escouade et suggère de s'éloigner de ce lieu de mort afin de découvrir de nouveaux pâturages verdoyants, toujours dans la direction de l'ouest. Elle dit que la menace de la pancarte blanche pèse toujours sur Bel-o-kan et que, si les Doigts contrôlent le feu et le levier, deux techniques dont elles ont mesuré les ravages, assurément ils sont à même de détruire leur cité et ses alentours.