– Tu veux instaurer un dialogue phéromonal humain?
– Oui. Mon idée est de tenter de fabriquer cette machine. En se dotant d'antennes, les humains se comprendraient mieux.
Elle emprunta l'Encyclopédie de Julie et montra à tous les plans de l'étrange appareil dessiné par Edmond Wells: deux cônes soudés d'où partaient deux antennes fines et recourbées.
– Dans l'atelier de travaux pratiques des brevets d'études techniques, il y a tout ce qu'il faut pour fabriquer ça: des moules, des résines de synthèse, des composants électroniques… Heureusement que le lycée comprend cette section technique, nous avons ainsi à notre portée un vrai atelier équipé d'outils de haute technologie.
Ji-woong se montra sceptique. À court terme, il ne voyait pas quelle activité économique pouvait en découler. Comme l'idée de Zoé amusait le reste du groupe, il fut décidé de lui allouer un budget dit de «recherche théorique en communication» afin qu'elle commence à bricoler ses «antennes humaines».
– Mon projet n'est pas rentable non plus, indiqua Julie en se plaçant au centre du cercle. Lui aussi est lié à une invention bizarre décrite dans l'Encyclopédie.
Elle tourna les pages et leur présenta un schéma, un plan parcouru d'indications fléchées.
– Edmond Wells appelle cette machine une «Pierre de Rosette», probablement en hommage à Champollion qui a ainsi baptisé le fragment de stèle qui lui a permis de déchiffrer les hiéroglyphes de l'Egypte antique. La machine d'Edmond Wells décompose les molécules odorantes des phéromones fourmis de façon à les transformer en mots intelligibles par les humains. De même, en sens inverse, elle décompose nos mots pour les traduire en phéromones fourmis. Mon idée est de tenter de construire cette machine.
– Tu plaisantes?
– Mais non! Il y a longtemps que, techniquement, il est possible de décomposer et de recomposer des phéro-mones fourmis; seulement, personne n'en a saisi l'intérêt. Le problème, c'est que toutes les études scientifiques concernant les fourmis ont toujours eu pour but de les exterminer pour en débarrasser nos cuisines. C'est comme si on avait confié l'étude du dialogue avec les extraterrestres à des entreprises de boucherie.
De quoi as-tu besoin comme matériel? interrogea Ji-woong.
– Un spectromètre de masse, un chromatographe, un ordinateur et, bien sûr, une fourmilière. Les deux premiers engins, je les ai déjà dénichés dans la section de préparation au B.E.P. de parfumeur. Quant à la fourmilière, j'en ai vu une dans le jardin du lycée.
Le groupe ne semblait pas enthousiaste.
– Il est normal qu'une Révolution des fourmis s'intéresse aux fourmis, insista Julie, face aux mines sceptiques de ses amis.
Ji-woong estimait qu'il valait mieux que leur chanteuse conserve son rôle de figure de proue de leur révolution et ne se disperse pas en se lançant dans des recherches ésotériques. Elle tenta un suprême argument:
– Peut-être que l'observation et la communication avec les fourmis nous aideront à mieux gérer notre révolution.
Ils s'y plièrent et Ji-woong lui alloua un deuxième budget «recherche théorique».
Puis ce fut au tour de David.
– J'espère que ton projet sera plus rentable dans l'immédiat que ceux de Zoé et Julie, lança le Coréen.
– Après l'esthétique fourmi, après les saveurs fourmis, après l'architecture fourmi, après le dialogue anten-naire, après le contact direct avec les fourmis, mon idée est de créer un bouillonnement de communications semblable à celui d'une fourmilière.
– Explique-toi.
– Imaginez un carrefour où, quel qu'en soit le domaine, toutes les informations se rejoignent et se confrontent les unes aux autres. Pour l'instant, j’ai appelé ça le «Centre des questions». En fait, c'est tout simplement un serveur informatique qui se propose de répondre à toutes les questions qu'un humain peut se poser. C'est le concept même de l’Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu: rassembler le savoir d'une époque et le redistribuer pour que tous puissent en profiter. C'est aussi ce qu'ont souhaité réaliser Rabelais, Léonard de Vinci et les encyclopédistes du dix-huitième siècle.
– Encore une bonne œuvre qui ne nous rapportera rien! soupira Ji-woong.
– Pas du tout! Attends un peu, protesta David. Toute question a un prix et nous facturerions notre réponse en fonction de sa complexité ou des difficultés à la trouver.
– Je ne comprends pas.
– De nos jours, la vraie richesse, c'est le savoir. Il y a eu tour à tour l'agriculture, la production d'objets manufacturés, le commerce, les services; à présent, c'est le savoir. Le savoir est en soi une matière première. Celui qui est suffisamment savant en météorologie pour prévoir avec exactitude le temps de l'année prochaine est à même d'indiquer où et quand planter des légumes pour obtenir un rendement maximal. Celui qui sait au mieux où implanter son usine pour en tirer la meilleure production au moindre coût gagnera plus d'argent. Celui qui connaît la vraie bonne recette de la soupe au pistou peut ouvrir un restaurant qui gagnera de l'argent. Ce que je propose c'est de créer la banque de données absolue, celle qui répondra, je le répète, à toutes les questions qu'un humain peut se poser.
– La soupe au pistou et quand planter les légumes? ironisa Narcisse.
– Oui, c'est infini. Cela va de «quelle heure est-il très précisément?» question que nous facturerons peu cher, à «quel est le secret de la pierre philosophale?» qui coûtera bien plus. Nous délivrerons des réponses tous azimuts.
– Tu n'as pas peur de délivrer des secrets qui ne doivent pas être révélés? demanda Paul.
– Lorsqu'on n'est pas prêt à entendre ou à comprendre une réponse, elle ne nous profite pas. Si je te donnais, à cet instant, le secret de la pierre philosophale ou du Graal, tu ne saurais quoi en faire.
Cette réponse suffit à convaincre Paul.
– Et toi, comment feras-tu pour avoir réponse à tout?
– Il faut s'organiser. Nous nous brancherons sur toutes les banques de données informatiques courantes, banques de données scientifiques, historiques, économiques, etc. Nous utiliserons également le téléphone pour demander des réponses aux instituts de sondages, à de vieux sages, recouper des informations, avoir recours à des agei ces de détectives, aux bibliothèques du monde entier. En fait, je propose d'utiliser intelligemment les réseaux et les banques d'information qui existent déjà afin de créer un carrefour du savoir.
– Très bien, j'ouvre la filiale «Centre des questions», annonça Ji-woong. Nous lui allouerons le plus gros disque dur et le plus rapide des modems du lycée.
Francine se plaça à son tour au centre du cercle. Après le projet de David, il semblait impossible de surenchérir. Pourtant Francine semblait sûre d'elle, comme si elle avait gardé le meilleur pour la fin.
– Mon projet est, lui aussi, lié aux fourmis. Que sont-elles pour nous? Une dimension parallèle mais plus petite, donc nous n'y prêtons pas attention. Nous ne déplorons pas leurs morts. Leurs chefs, leurs lois, leurs guerres, leurs découvertes nous sont inconnus. Pourtant, de nature, nous sommes attirés par les fourmis car, intuitivement, dès l'enfance, nous savons que leur observation nous renseigne sur nous-mêmes.
– Où veux-tu en venir? demanda Ji-woong, dont le seul souci était: cette idée donnera-t-elle lieu à une filiale ou pas?
Francine prenait son temps.
– Comme nous, les fourmis vivent dans des cités parcourues de pistes et de routes. Elles connaissent l'agriculture. Elles se livrent à des guerres de masse. Elles sont séparées en castes… Leur monde est semblable au nôtre, en plus petit, c'est tout.
– D'accord, mais en quoi cela débouche-t-il sur un projet? s'impatienta Ji-woong.