– Mon idée consiste à créer un monde plus petit que nous observerons afin d'en tirer des leçons pratiques. Mon projet est de créer un monde informatique virtuel dans lequel nous implanterons des habitants virtuels, une nature virtuelle, des animaux virtuels, une météo virtuelle, des cycles écologiques virtuels afin que tout ce qui se passe là-bas soit similaire à ce qui se passe dans notre monde.
– Un peu comme dans le jeu Évolution? demanda Julie qui commençait à comprendre où son anr.e voulait en venir.
– Oui, si ce n'est que dans Évolution les habitants font ce que leur commande le joueur. Moi, je compte pousser plus loin la similitude avec notre monde. Dans Infra-World, c'est le nom que j'ai donné à mon projet, les habitants seront complètement libres et autonomes. Tu te rappelles la conversation que nous avons eue, Julie, à propos du libre arbitre?
– Oui, tu disais que c'était la plus grande preuve d'amour que Dieu nous porte, il nous laisse faire des bêtises. Et tu disais que c'était mieux qu'un dieu directif, car cela permettait de savoir si on voulait bien se comporter et si on était capables de trouver par nous-mêmes la bonne voie.
– Exactement. Le «libre arbitre»… la plus grande preuve d'amour de Dieu pour les hommes: sa non-intervention. Eh bien, je compte offrir la même chose à mes habitants d'Infra-World. Le libre arbitre. Qu'ils décident eux-mêmes de leur évolution sans que quiconque les aide. Ainsi, ils seront vraiment comme nous. Et j'étends cette notion cruciale de libre arbitre à tous les animaux, tous les végétaux, tous les minéraux. Infra-World est un monde indépendant et c'est en cela qu'il sera similaire, je crois, au nôtre. Et c'est aussi en cela que son observation nous apportera des informations vraiment précieuses.
– Tu veux dire que, contrairement au jeu Évolution, il n'y aura personne pour leur indiquer quoi que ce soit?
– Personne. Nous ne ferons que les observer et à la limite introduire des éléments dans leur monde pour voir comment ils réagissent. Les arbres virtuels pousseront tout seuls. Les gens virtuels cueilleront instinctivement leurs fruits. Les usines virtuelles en feront, très logiquement, des confitures virtuelles.
– … Qui seront ensuite mangées par des consommateurs virtuels, continua Zoé, très impressionnée.
– Quelle différence avec notre monde alors?
– Le temps. Il passera dix fois plus vite là-bas qu'ici. Ce qui nous permettra d'observer les macrophénomènes. Un peu comme si nous observions notre monde en accéléré.
– Et où est l'intérêt économique? s'inquiéta Ji-woong, toujours soucieux de rentabilité.
– Il est énorme, répondit David qui avait déjà perçu toutes les implications du projet de Francine. On pourra tout tester dans Infra-World. Imaginez un monde informatique où tous les comportements des habitants virtuels ne sont plus préprogrammés mais librement issus de leurs esprits!
– Comprends toujours pas.
– Si on veut savoir si le nom d'une marque de lessive intéresse le public, il suffira de l'introduire dans Infra-World et on saura comment les gens réagissent. Les habitants virtuels choisiront ou repousseront librement le produit. On obtiendra ainsi des réponses bien plus fidèles et bien plus rapides que celles fournies par les instituts de sondages car, au lieu de tester une marque sur un échantillon de cent personnes réelles, on la testera sur des populations entières de millions d'individus virtuels.
Ji-woong fronça les sourcils pour bien saisir la portée d'un tel projet.
– Et comment introduiras-tu tes barils de lessive à tester dans Infra-World?
– Par des hommes-ponts. Des individus aux apparences normales: des ingénieurs, des médecins, des chercheurs de leur monde auxquels nous livrerons les produits à tester. Eux seuls sauront que leur univers n'existe pas et qu'il n'a pour finalité que de réaliser des expériences au bénéfice de la dimension supérieure.
Il leur était apparu difficile de surpasser en ambition le projet «Centre des questions» de David et, pourtant, Francine y était parvenue. Maintenant, ils commençaient à entrevoir l'ampleur de son projet.
– On pourra même tester des politiques entières dans Infra-World. On vérifiera quels résultats produisent à court, moyen et long terme le libéralisme, le socialisme, l'anarchisme, l'écologisme… Les députés verront les effets d'une loi. Nous aurons à notre disposition une mini-humanité cobaye qui nous permettra de gagner du temps en épargnant à l'humanité grandeur nature de faire fausse route.
À présent, l'excitation était à son comble chez les huit.
– Fantastique! s'exclama David. Infra-World sera même capable d'alimenter mon «Centre des questions». Avec ton monde virtuel, tu trouveras sûrement des réponses à toutes sortes de questions que nous n'aurions pas résolues autrement.
Francine avait un regard de visionnaire.
David lui donna une bourrade dans le dos.
– En fait, tu te prends pour Dieu. Tu vas créer de toutes pièces un petit monde complet et tu l'observeras avec la même curiosité que Zeus et les dieux de l'Olympe scrutèrent cette terre.
– Peut-être que déjà, chez nous, les lessives sont tes tées à l'intention d'une dimension supérieure, intervint Narcisse, narquois.
Ils pouffèrent puis leurs rires se firent moins naturels.
– … Peut-être, murmura Francine, soudain songeuse.
132. ENCYCLOPÉDIE
JEU D'ÉLEUSIS: Le but du jeu d'Eleusis est de trouver… sa règle.
Une partie nécessite au moins quatre joueurs. Au préalable, l'un des joueurs, qu'on appelle Dieu, invente une règle et l'inscrit sur un morceau de papier. Cette règle est une phrase baptisée «La Règle du monde». Deux jeux de cinquante-deux cartes sont ensuite distribués jusqu'à épuisement entre les joueurs. Un joueur entame la partie en posant une carte et en déclarant: «Le monde commence à exister.» Le joueur baptisé Dieu fait savoir «cette carte est bonne» ou «cette carte n'est pas bonne». Les mauvaises cartes sont mises à l'écart, les bonnes alignées pour former une suite. Les joueurs observent la suite de cartes acceptées par Dieu et s'efforcent, tout en jouant, de trouver quelle logique préside à cette sélection. Lorsque quelqu'un pense avoir trouvé la règle du jeu, il lève la main et se déclare «prophète». Il prend alors la parole à la place de Dieu pour indiquer aux autres si la dernière carte posée est bonne ou mauvaise. Dieu surveille le prophète et, si celui-ci se trompe, il est destitué. Si le prophète parvient à donner pour dix cartes d'affilée la bonne réponse, il énonce la règle qu'il a déduite et les autres la comparent avec celle inscrite sur le papier. Si les deux se recoupent, il a gagné, sinon, il est destitué. Si, les cent quatre cartes posées, personne n'a trouvé la règle et que tous les prophètes se sont trompés, Dieu a gagné. Mais il faut que la règle du monde soit facile à découvrir. L'intérêt du jeu, c'est d'imaginer une règle simple et pourtant difficile à trouver. Ainsi, la règle «alterner une carte supérieure à neuf et une carte inférieure ou égale à neuf» est très difficile à découvrir car les joueurs ont naturellement tendance à prêter toute leur attention aux figures et aux alternances des couleurs rouge et noire. Les règles «uniquement des cartes rouges, à l'exception des dixième, vingtième et trentième» ou «toutes les cartes à l'exception du sept de cœur» sont interdites car trop difficiles à démasquer. Si la règle du monde est introuvable, c'est le joueur «Dieu» qui est disqualifié. Il faut viser «une simplicité à laquelle on ne pense pas d'emblée». Quelle est la meilleure stratégie pour gagner? Chaque joueur a intérêt à se déclarer au plus vite prophète même si c'est risqué.