Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
133. LA RÉVOLUTION EN MARCHE
Princesse 103e se baisse pour suivre les évolutions d'un troupeau d'acariens qui transhume entre les griffes de sa patte avant, vers le trou d'une souche de sapin.
Ces acariens sont sans doute aussi petits pour nous que nous le sommes pour les Doigts, pense-t-elle.
Elle les observe par curiosité. L'écorce gris pâle se fissure longitudinalement en plaques courtes et étroites, petits ravins remplis d'acariens. 103e se penche et assiste à la guerre entre cinq mille acariens, qu'elle reconnaît comme étant de type oribates, contre trois cents acariens de type hydrachnidés. Princesse 103e les regarde un instant. Les oribates sont particulièrement impressionnants avec leurs griffes plantées n'importe où, sur les coudes, les épaules, et même le visage.
La princesse se demande pourquoi les hydrachnidés qu'on trouve essentiellement dans l'eau viennent envahir les arbres. Ces infimes crustacés poilus, caparaçonnés, armés de crochets, de scies, de. stylets, de rostres compliqués se livrent des batailles épiques. Dommage que 103e n'ait pas le temps de poursuivre son observation. Nul ne connaîtra les guerres, les invasions, les drames, les tyrans du peuple des acariens. Nul ne saura qui d'entre les oribates ou les hydrachnidés a gagné la minuscule bataille de la trentième fissure verticale du grand sapin. Peut-être que, dans une autre fissure, d'autres acariens encore plus spectaculaires, des sarcoptes, des tyroglyphes, des ixodes, des dermancentors, ou des argas, se livrent des batailles encore plus fantastiques pour des enjeux encore plus passionnants. Mais tout le monde s'en désintéresse. Même les fourmis. Même 103e.
Pour sa part, elle a décidé de s'intéresser aux Doigts géants et puis à elle-même. Cela lui suffit.
Elle reprend la route.
Tout autour d'elle, la colonne de la Révolution des Doigts ne cesse de grandir. Ils étaient trente-trois après l'incendie, ils sont bientôt cent insectes de différentes sortes. Loin de les effrayer, la fumée produite par le brasero attire en effet les curieux. Ils viennent voir le feu dont ils ont tant entendu parler et écouter les récits de l'odyssée de 103e.
Princesse 103e demande régulièrement aux nouveaux arrivants s'ils n'ont pas vu un mâle fourmi dont les odeurs passeport répondent au numéro de 24e. Personne n'a ce nom en tête. Tous veulent voir le feu.
Ce serait donc ça, le terrible feu.
Prisonnier dans sa gangue de pierre, le monstre semble assoupi, mais les mères coléoptères n'en avertissent pas moins leurs petits de ne pas s'approcher, c'est dangereux.
Comme le brasero est lourd, 14e, spécialiste des contacts avec les peuplades étrangères, propose de le faire porter par un escargot. Elle parvient à se faire comprendre d'un gastéropode et le convainc qu'avoir une chaleur sur le dos est très bon pour la santé. La bête accepte plus par peur des fourmis qu'autre chose. Satisfaite, 5e suggère qu'on charge de la même manière d'autres escargots de nourriture et de braseros.
L'escargot est un animal lent qui présente l'avantage d'être tout terrain. Son mode de locomotion est vraiment bizarre. Il lubrifie le sol de sa bave puis glisse sur la patinoire qu'il a ainsi créée devant lui. Les fourmis, qui jusque-là les mangeaient sans les observer, n'en reviennent pas de voir ces animaux produire de la bave à l'infini.
Évidemment, la substance pose un problème aux fourmis qui marchent derrière et se retrouvent à patauger dedans. Cela les oblige à avancer sur deux colonnes de chaque côté de la ligne de bave.
Cette procession de fourmis, où s'intercalent des escargots écarlates et fumants, impressionne. Des insectes, fourmis pour la plupart, sortent des fourrés, l'antenne interrogatrice, l'abdomen replié. Il n'existe pas de certitudes dans ce monde au ras des pierrailles, l'idée de marcher ensemble pour résoudre une énigme cosmique exalte quelques exploratrices étrangères blasées et quelques jeunes guerrières effrontées.
De cent, ils passent à cinq cents. La Révolution proDoigts prend figure de grande armée en transhumance.
Seul élément surprenant, le peu d'enthousiasme de la princesse héroïne. Les insectes ne parviennent pas à comprendre qu'on puisse accorder autant d'importance à un individu en particulier, fut-il prince 24e. Mais 10e entretient bien la légende et elle explique que c'est là encore une maladie typiquement doigtesque: l'attachement aux êtres particuliers.
134. UNE BELLE JOURNÉE
Tout en œuvrant à la construction de leur mini-révolution, Julie et ses compagnons goûtaient à cette sensation rafraîchissante: voir son esprit individuel s'élargir à un esprit collectif comme si, soudain, lui était révélé un extraordinaire secret: l'esprit n'est pas limité à la prison du corps, l'intelligence n'est pas limitée à la caverne de son crâne. Il suffisait que Julie le veuille pour que son esprit sorte du crâne et se transforme en un immense napperon de dentelle de lumière s'agrandissant sans cesse pour se répandre autour d'elle.
Son esprit était capable d'envelopper le monde! Elle avait toujours su qu'elle n'était pas qu'un gros sac rempli d'atomes, mais de là à percevoir cette sensation de toute-puissance spirituelle…
Simultanément elle ressentit une deuxième sensation forte: «Je ne suis pas importante.» S'étant élargie, s'étant réalisée dans le groupe des révolutionnaires fourmis, puis dans la capacité à étendre son esprit au monde, son individualité lui importait moins. Julie Pinson lui semblait quelqu'un d'externe dont elle suivait les agissements comme si elle n'était pas directement concernée. C'était une vie parmi tant d'autres. Elle n'avait plus le côté unique et tragique que comprend tout destin humain.
Julie se sentait légère.
Elle vivait, elle mourrait, la belle, rapide et inintéressante affaire. Par contre, il restait ça: son esprit pouvait traverser l'espace et le temps, s'envoler comme un immense napperon de lumière! Ça, c'était un savoir immortel.
«Bonjour, mon esprit», murmura-t-elle.
Mais comme elle n'était pas préparée à gérer une telle sensation avec son cerveau fonctionnant uniquement à 10 % de ses capacités comme celui de tout un chacun, elle revint dans le petit appartement exigu de son crâne. Là, son napperon de lumière se tint tranquille, serré froissé au fond de son crâne tel un vulgaire Kleenex.
Julie montait des tables, transportait des chaises, liait des cordes de tente, plantait des fourchettes-piquets, saluait les amazones, courait pour aider d'autres révolutionnaires à tenir un édifice en équilibre, buvait un petit coup d'hydromel pour se redonner chaud au ventre, chantonnait en besognant.
Quelques gouttes de sueur perlaient à son front et au-dessus de sa bouche. Lorsque ces dernières glissèrent aux commissures des lèvres, elle les aspira d'un coup.
Les révolutionnaires des fourmis passèrent le troisième jour d'occupation du lycée à construire des stands pour présenter leurs projets. Ils avaient d'abord songé à les aménager dans les salles de classe mais Zoé déclara qu'il serait plus convivial de les installer en bas, sur la pelouse de la cour, à proximité des tentes et du podium. Ainsi, tout le monde pourrait les visiter et participer.
Une tente tipi, un ordinateur, un fil électrique et un fil de téléphone suffisaient à créer une cellule économique viable.
Grâce aux ordinateurs, en quelques heures, la plupart des huit projets étaient prêts à fonctionner. Si la révolution communiste, c'était «les Soviets plus l'électricité», leur révolution, c'était «les fourmis plus l'informatique».