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– Bonjour mon estomac!

Son corps était heureux de manger. Son système digestif se faisait connaître à elle. Il était prisonnier depuis si longtemps. Julie ressentit comme une frénésie de nourriture. Elle comprit que, ne se souvenant que trop bien de ses crises d'anorexie, son corps s'accrochait désormais à la moindre parcelle d'aliment de peur d'en être privé à nouveau.

Les sucres et les aliments gras semblaient tout particulièrement ravir son corps maintenant qu'elle en était à l'écoute. Toujours à l'aveuglette, Paul lui tendait des bouchées de gâteaux sucrés ou salés, de chocolat, de raisins, de pomme ou d'orange. Elle écoutait à chaque fois ses papilles et nommait ce qu'elle dégustait.

– Les organes s'endorment lorsqu'on ne pense pas à les utiliser, signala Paul.

Puis, comme elle avait toujours le bandeau sur les yeux, il l'embrassa sur la bouche. Elle sursauta, hésita et, finalement, le repoussa. Paul soupira:

– Excuse-moi.

En ôtant son bandeau, Julie était presque plus embarrassée que lui:

– Ce n'est rien. Ne m'en veux pas mais je n'ai pas tellement la tête à ça, ces temps-ci.

Elle sortit. Zoé, qui avait suivi la scène, lui emboîta le pas.

– Tu n'aimes pas les hommes?

– Je déteste en général les contacts épidermiques. Si ça ne tenait qu'à moi, je m'équiperais d'un immense pare-chocs pour me préserver de tous ces gens qui, pour un oui pour un non, s'emparent de ta main ou t'entourent les épaules, et je ne parle pas de tous ceux qui estiment indispensable de te faire la bise pour te dire bonjour. Ils te bavent sur les joues et c'est…

Zoé posa encore quelques questions sur sa sexualité à Julie et fut sidérée d'apprendre qu'à dix-neuf ans, elle, si mignonne, était toujours vierge.

Julie lui expliqua qu'elle n'avait pas envie de rapports sexuels car elle ne voulait pas ressembler à ses parents. Pour elle, la sexualité, c'était le premier pas vers la formation d'un couple, puis vers le mariage et enfin la vie de vieux bourgeois.

– Chez les fourmis il y a une caste à part, les asexués. Eux, on leur fout la paix et ils ne s'en portent pas plus mal. On ne leur rabâche pas à longueur de journée la honte du statut de «vieille fille» et de la solitude.

Zoé éclata de rire puis la prit par les épaules.

– Nous ne sommes pas des insectes. Nous sommes différents. Chez nous il n'y a pas d'asexués!

– Pas encore.

– Le problème, c'est que tu omets une notion essentielle: la sexualité ce n'est pas que la reproduction, c'est aussi le plaisir. Quand on fait l'amour on reçoit du plaisir. On donne du plaisir. On échange du plaisir.

Julie fit une moue dubitative. Pour l'instant, elle ne voyait pas la nécessité de former un couple. Encore moins celle d'avoir des contacts épidermiques avec qui que ce soit.

135. ENCYCLOPEDIE

MÉTHODE ÂNTI-CÉLIBAT: Jusqu'en 1920, dans les Pyrénées, les paysans de certains villages résolvaient d'une manière directe les problèmes de couple. Il y avait un soir dans l'année dit la «nuit des mariages». Ce soir-là, on réunissait tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles ayant seize ans. On se débrouillait pour qu'il y ait exactement le même nombre de filles et de garçons. Un grand banquet était donné en plein air, à flanc de montagne, et tous les villageois mangeaient et buvaient abondamment.

À une heure donnée, les filles partaient les premières avec une longueur d'avance. Elles couraient se dissimuler dans les taillis. Comme pour une partie de cache-cache, les garçons partaient ensuite à leur chasse. Le premier à avoir découvert une fille se l'appropriait. Les plus jolies étaient, bien sûr, les plus recherchées et elles n'avaient pas le droit de se refuser au premier qui les débusquait. Or, ce n'étaient pas forcément les plus beaux qui étaient les premiers à les découvrir mais toujours les plus rapides, les plus observateurs, les plus malins. Les autres n'avaient plus qu'à se contenter des filles moins séduisantes car aucun garçon n'était autorisé à rentrer au village sans fille. Si un plus lent, ou un moins débrouillard, refusait de se résoudre à se rabattre sur une laide et revenait les mains vides, il était banni du bourg.

Heureusement, plus la nuit s'avançait et plus l'obscurité avantageait les moins belles. Le lendemain, on procédait aux mariages. Inutile de préciser qu'il y avait peu de vieux garçons et de vieilles filles dans ces villages.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

136. PAR LE FEU ET PAR LA MANDIBULE

La longue cohorte des fourmis révolutionnaires proDoigts rassemble maintenant une masse de trente mille individus.

Ils parviennent devant la ville de Yedi-bei-nakan. La cité refuse de les laisser entrer. Les révolutionnaires proDoigts veulent mettre le feu à cette fourmilière hostile, mais cela s'avère impossible car la cité est recouverte d'un dôme en feuilles vertes non inflammables. Princesse 103e décide alors de tirer parti de l'environnement. Une falaise coiffée d'un gros rocher surplombe la cité. Il n'y a qu'à utiliser un levier pour projeter cette grosse pierre ronde sur la ville.

La pierre se décide enfin à bouger, vacille avant de partir et d'atterrir pile sur le dôme de feuilles molles. C'est la plus grosse et la plus lourde bombe tombée sur une ville de plus de cent mille habitants.

Il ne reste plus qu'à soumettre le nid, ou du moins ce qu'il en reste.

Le soir, dans la cité aplatie, tandis que les révolutionnaires se sustentent, Princesse 103e parle encore des mœurs étranges des Doigts et 10e prend des notes odo-

MORPHOLOGIE

La morphologie des Doigts n 'évolue plus.

Alors que, chez les grenouilles, la vie subaquatique entraîne au bout d'un million d'années l'apparition de palmes à l'extrémité des pattes pour mieux s'adapter à l'eau, chez l'homme, tout est résolu par des prothèses.

Pour s'adapter à l'eau, l'homme fabrique des palmes qu 'il enlève et remet à son gré.

Ainsi, il n 'a aucune raison de s'adapter morphologiquement à l'eau et d'attendre un million d'années pour que lui apparaissent des palmes naturelles.

Pour s'adapter à l'air, il fabrique de même des avions qui imitent les oiseaux.

Pour s'adapter à la chaleur ou au froid, il fabrique des vêtements en guise de fourrure.

Ce qu'une espèce mettait jadis des millions d'années à façonner avec son propre corps, l'homme le fabrique artificiellement en quelques jours, rien qu'en manipulant les matériaux qui l'entourent.

Cette habileté remplace définitivement son évolution morphologique.

Nous aussi, fourmis, n 'évoluons plus depuis longtemps car nous parvenons à résoudre nos problèmes autrement que par l'évolution morphologique.

Notre forme extérieure est la même depuis cent millions d'années, preuve de notre réussite.

Nous sommes un animal abouti.

Alors que toutes les autres espèces vivantes sont soumises à des sélections naturelles: prédateurs, climat, maladies, seuls l'homme et la fourmi sont écartés de cette pression.