Grâce à nos systèmes sociaux, nous avons tous deux réussi.
La quasi-totalité de nos nouveau-nés parviennent à l'âge adulte et notre espérance de vie s'allonge.
Cependant, l'homme et la fourmi se retrouvent confrontés au même problème: ayant cessé de s'adapter à l'environnement, il ne leur reste plus qu 'à forcer l'environnement à s'adapter à eux.
Ils doivent imaginer le monde le plus confortable pour eux. Il ne s'agit plus dès lors d'un problème de biologie mais d'un problème de culture.
Plus loin, les ingénieurs du feu reprennent leurs expériences.
5e essaie de marcher sur deux pattes en s'aidant de brindilles fourchues comme de béquilles. 7e poursuit sa fresque figurant l'odyssée de 103e et sa découverte des Doigts. 8e essaie de fabriquer des leviers à contrepoids de graviers à l'aide de brindilles et de plateaux de feuilles tressées.
Après avoir si longuement parlé des Doigts, Princesse 103e se sent lasse. Elle pense à nouveau à la saga que voulait écrire 24e: Les Doigts. Maintenant que le prince a péri dans l'incendie, c'en est fini des chances de voir naître un jour ce premier roman fourmi.
5e vient rejoindre 103e après être encore une fois tombée à terre en tentant de marcher sur deux pattes. Elle signale que le problème avec l'art, c'est qu'il est fragile et difficile à transporter. L'œuf que 24e avait entrepris de remplir de son roman n'était de toute façon pas transportable sur de longues distances.
On aurait dû le mettre sur un escargot, émet 103e.
5e rappelle que les escargots mangent parfois les œufs de fourmi. D'après elle, il faut inventer un art romanesque myrmécéen léger, transportable et, de préférence, non comestible pour les gastéropodes.
7e s'empare d'une feuille pour entamer un nouvel élément de sa fresque.
Ça non plus ça ne pourra jamais être transporté, lui dit 5e qui a découvert les problèmes d'encombrement de l'art.
Les deux fourmis se consultent et, soudain, 7e a une idée: la scarification. Pourquoi ne pas dessiner, avec la pointe de la nandibule, des motifs directement sur la carapace des gens?
L'idée plaît à 103e. Elle sait, en effet, que les Doigts ont aussi un art ce ce genre qu'ils nomment «tatouage». Comme leur épiederme est mou, ils sont obligés d'y introduire un colorant alors que, pour une fourmi, rien n'est plus simple que de rayer la chitine de la pointe de la mandibule comme s'il s'agissait d'un morceau d'ambre.
7e a aussitôt envie de scarifier la carapace de 103e mais, avant d'être jeune princesse, la fourmi rousse était une vieille exploratrice et sa cuirasse est déjà rayée de tant de zébrures qu'on aura beaucoup de mal à y distinguer quoi que ce soit.
Elles décident donc de convoquer 16e, la plus jeune fourmi de la troupe, du moins celle à la cuirasse impeccable. Alors, avec application, du bout de sa mandibule droite utilisée comme stylet, 7e entreprend de l'inciser de motifs qui lui passent par la tête. Sa première idée est de représenter une fourmilière en flammes. Elle la dessine sur l'abdomen de la jeune Belokanienne. Les rayures forment des arabesques et des volutes assez longues qui se combinent comme des fils. Les fourmis, qui perçoivent essentiellement le mouvement, sont plus intéressées par les trajectoires que par les détails des formes des flammes.
137. MAXIMILIEN CHEZ LUI
Maximilien ôta de son aquarium les guppys morts. Ces deux derniers jours, forcément, il s'en était moins bien occupé et, une fois de plus, les poissons le réprimandaient de la pire manière: en se laissant dépérir. «Ces poissons d'aquarium, issus de croisements génétiques et sélectionnés uniquement d'après leur aspect esthétique, sont quand même bien fragiles», pensa le policier, et il se demanda s'il n'aurait pas mieux fait de choisir des espèces sauvages, moins jolies mais sûrement mieux adaptables et plus résistantes.
Il jeta les cadavres du jour dans la poubelle et se rendit au salon en attendant le dîner.
Il prit un exemplaire du Clairon de Fontainebleau posé sur le canapé. En dernière page, il y avait un entrefilet signé Marcel Vaugirard et intitulé: «Un lycée sous haute surveillance». Un instant, il craignit que ce journaliste n'informe la population de ce qui se passait vraiment là-bas. Non, ce brave Vaugirard faisait bien son travail. Il parlait de gauchistes, de voyous et des plaintes des voisins pour tapage nocturne. Une minuscule photographie illustrait l'article, un portrait de la meneuse avec, pour légende: «Julie Pinson, chanteuse et rebelle».
Rebelle? Belle surtout, pensa le policier. Il ne l'avait jamais remarqué mais la gamine de Gaston Pinson était vraiment belle.
La famille passa à table.
Au menu: escargots au beurre persillé en entrée, et cuisses de grenouilles au riz en plat principal.
Il regarda sa femme de biais et découvrit soudain chez elle toutes sortes de comportements insupportables. Elle mangeait en levant le petit doigt. Elle souriait sans cesse et ne cessait de le dévisager.
Marguerite obtint la permission d'allumer la télévision.
Chaîne 423. Météo. Le niveau de pollution dans les grandes villes a dépassé la cote d'alerte. On déplore de plus en plus de problèmes respiratoires ainsi que des irritations oculaires. Le gouvernement prévoit l'ouverture d'un débat au Parlement sur la question et, entre-temps, a désigné un comité de sages pour proposer des solutions. Cela devrait déboucher sur un rapport qui…
Chaîne 67. Publicité. «Mangez des yaourts! Mangez des yaourts! MANGEZ DES YAOURTS!»
Chaîne 622. Divertissement. Et voici l'émission «Piège à réflexion», avec toujours l'énigme des six allumettes et des huit triangles équilatéraux…
Maximilien arracha la télécommande des mains de sa fille et éteignit la télévision.
– Oh non! papa. Je veux savoir si Mme Ramirez a résolu l'énigme des six allumettes qui font huit triangles!
Le père de famille ne céda pas. Il tenait à présent la télécommande; dans toute cellule familiale humaine, c'était le détenteur de ce sceptre qui en était le roi.
Maximilien demanda à sa fille de cesser de jouer avec la salière et à sa femme d'arrêter d'avaler d'aussi grosses bouchées.
Tout l'irritait.
Lorsque sa femme lui proposa un nouveau dessert de sa création, un flan en forme de pyramide, il n'en put plus, il préféra quitter la table et aller se réfugier dans son bureau.
Pour s'assurer de ne pas être dérangé, Maximilien verrouilla sa porte.
Mac Yavel étant en permanence allumé, il n'eut qu'à appuyer sur une'touche pour rentrer dans le jeu Évolution et se détendre en guerroyant contre les peuplades étrangères qui menaçaient sa dernière civilisation mongole pourtant en plein épanouissement.
Cette fois, il misa tout sur l'armée. Plus d'investissements dans l'agriculture, plus d'investissements dans la science, dans l'éducation ou les loisirs. Rien qu'une immense armée et un gouvernement despotique. À sa grande surprise, ce choix donna des résultats intéressants. Sa horde de Mongols avança d'ouest en est, des Alpes italiennes vers la Chine, en envahissant toutes les cités situées sur son passage. La nourriture qu'ils n'avaient pas acquise par l'agriculture, ils l'obtenaient par le pillage. La science à laquelle ils avaient renoncé, ils l'obtenaient en s'appropriant les laboratoires des villes conquises. Quant à l'éducation, elle n'était plus nécessaire. Somme toute, avec une dictature militaire, tout fonctionnait vite et bien. Il se retrouva en l'an 1750 avec ses chariots et ses catapultes occupant pratiquement toute la planète. Il se produisit, hélas, une révolte dans l'une des capitales au moment où il tentait de la faire passer du stade de la tyrannie à celui de la monarchie éclairée. Le relais s'étant mal fait, il ne parvint pas à reprendre le contrôle et la révolte s'étendit à d'autres villes.