Une nation voisine, toute petite mais démocratique, n'eut dès lors aucun mal à envahir sa civilisation.
Une ligne de texte apparut soudain sur l'écran.
Tu n 'es pas au jeu. Quelque chose te tracasse?
– Comment le sais-tu?
L'ordinateur émit par ses haut-parleurs:
– À ta façon de frapper mes touches. Tes doigts glissent et tu frappes souvent deux touches à la fois. Je peux t'aider?
Le commissaire s'étonna:
– En quoi un ordinateur pourrait-il m'aider à mater une révolte de lycéens?
– Eh bien…
Maximilien appuya sur une touche.
– Donne-moi une autre partie, c'est la meilleure façon de m'aider. Plus je joue, mieux je comprends le monde dans lequel je vis et les choix auxquels ont été contraints mes ancêtres.
Il se décida pour une civilisation de type sumérien qu'il fit avancer jusqu'à l'an 1980. Cette fois, il parvint à suivre une évolution logique: despotisme, monarchie, république, démocratie; il réussit à bâtir une grande nation technologiquement avancée. Subitement, en plein vingt et unième siècle, son peuple fut décimé par une épidémie de peste. Il n'avait pas assez soigné l'hygiène de ses habitants et il avait, notamment, omis de construire le tout-à-1'égout dans les grandes villes. Du coup, faute d'évacuation organisée, les déchets accumulés s'étaient transformés en bouillons de culture dans les cités et cela avait attiré les rats. Mac Yavel lui signala qu'aucun ordinateur n'aurait laissé passer une telle erreur.
Ce fut à cet instant précis que Maximilien pensa que, dans l'avenir, il y aurait peut-être intérêt à mettre un ordinateur à la tête des gouvernements car lui seul était capable de n'oublier aucun détail. Un ordinateur ne dort jamais. Un ordinateur n'a pas de problèmes de santé. Un ordinateur n'a pas de troubles de sexualité. Un ordinateur n'a pas de famille et pas d'amis. Mac Yavel avait raison. Un ordinateur, lui, n'aurait pas omis d'installer le tout-à-1'égout.
Maximilien entama une nouvelle partie avec une civilisation de type français. Plus il jouait, plus il se méfiait de la nature humaine, perverse en son essence, incapable de discerner son intérêt à long terme, avide seulement de plaisirs immédiats.
À l'écran, justement, il assistait à une révolution estudiantine dans l'une de ses capitales, en 1635 de l'époque référence. Ces gamins qui trépignaient comme des enfants gâtés parce qu'ils n'obtenaient pas sur-le-champ toutes les satisfactions qu'ils désiraient…
Il lança ses troupes contre les étudiants et finit par les exterminer.
Mac Yavel lui fit une curieuse remarque:
– Tu n'aimes pas tes congénères humains?
Maximilien prit une canette de bière dans son petit réfrigérateur et but. Il aimait bien se rafraîchir le gosier tout en se divertissant avec son simulateur de civilisations.
Il actionna le curseur pour venir à bout des derniers îlots de résistance puis, la révolution enfin anéantie, il instaura une plus grande surveillance policière et implanta un réseau de caméras vidéo pour mieux contrôler les faits et gestes de sa population.
Maximilien regarda ses habitants aller et venir et tourner en rond comme on observe des insectes. Enfin, il consentit à répondre.
– J'aime les humains… malgré eux.
138. RIPAILLE
Peu à peu, la Révolution devint un immense fouillis inventif.
À Fontainebleau, les huit initiateurs étaient un peu dépassés par l'ampleur que prenait leur fête. En plus du podium et de leurs huit stands, des estrades et des tables avaient poussé partout dans la cour comme des champignons.
Naquirent ainsi des stands «peinture», «sculpture», «invention», «poésie», «danse», «jeux informatiques», où des jeunes révolutionnaires présentèrent spontanément leurs œuvres. Le lycée se transforma peu à peu en un village bariolé dont les habitants se tutoyaient, s'abordaient librement, s'amusaient, bâtissaient, testaient, expérimentaient, observaient, goûtaient, jouaient ou, tout simplement, se reposaient.
Sur le podium, avec le synthétiseur de Francine, des milliers d'orchestres en tout genre pouvaient être reproduits, et, nuit et jour, des musiciens plus ou moins expérimentés ne manquaient pas d'en profiter. Là encore, la technologie de pointe produisit dès le premier jour un phénomène curieux: le métissage de toutes les musiques du monde.
C'est ainsi qu'on vit un joueur de sitar indien participer à un groupe de musique de chambre, une chanteuse de jazz se faire accompagner par un groupe de percussion balinais; à la musique bientôt se joignit la danse, une danseuse de théâtre kabuki japonais se mit à effectuer sa danse du papillon sur un rythme de tam-tam africain, un danseur de tango argentin parada sur fond de musique tibétaine, quatre rats de l'opéra effectuèrent des entrechats avec en fond sonore de la musique planante new-age. Quand le synthétiseur ne suffisait pas, on fabriquait des instruments.
Les meilleurs morceaux étaient enregistrés et diffusés sur le réseau informatique. Mais la Révolution de Fontainebleau ne se contentait pas d'émettre, elle réceptionnait aussi les musiques créées par les autres «Révolutions des fourmis», à San Francisco, Barcelone, Amsterdam, Berkeley, Sydney ou Séoul.
En adaptant des caméras et des micros numériques sur des ordinateurs branchés sur le réseau informatique mondial, Ji-woong réussit à faire jouer en même temps et en direct des musiciens appartenant à plusieurs Révolutions des fourmis étrangères. Fontainebleau fournit la batterie, San Francisco la guitare rythmique et la lead guitare, Barcelone les voix, Amsterdam le clavier, Sydney la contrebasse et Séoul le violon.
Des groupes de toutes origines se succédaient sur les autoroutes numériques. D'Amérique, d'Asie, d'Afrique, d'Europe et d'Australie, une musique planétaire expérimentale et hybride se répandait.
Dans le carré du lycée de Fontainebleau, il n'y avait plus de frontières ni dans l'espace, ni dans le temps.
La photocopieuse du lycée ne cessait de tourner pour imprimer le menu du jour (résumé des principaux événements annoncés pour la journée: groupes de musique, théâtre, stands expérimentaux, etc., mais aussi poésies, nouvelles, articles polémiques, thèses, statuts de sous-filiales de la Révolution, et même, depuis peu, des photos de Julie prises lors du deuxième concert, et évidemment le menu gastronomique de Paul)..
Dans les livres d'histoire et à la bibliothèque, des assiégés avaient recherché et trouvé des portraits de grands révolutionnaires ou de célèbres rockers d'antan qui leur convenaient, les avaient photocopiés et les avaient ensuite affichés dans les couloirs de l'établissement. On y reconnaissait notamment Lao Tseu, Gandhi, Peter Gabriel, Albert Einstein, le Dalaï-Lama, les Beatles, Philip K. Dick, Frank Herbert et Jonathan Swift.
Dans les pages blanches, à la fin de l'Encyclopédie, Julie nota:
«Règle révolutionnaire n° 54: L'anarchie est source de créativité. Délivrés de la pression sociale, les gens entreprennent tout naturellement d'inventer et de créer, de rechercher la beauté et l'intelligence, de communiquer entre eux de leur mieux. Dans un bon terreau, même les plus petites graines donnent de grands arbres et de beaux fruits.»
Des groupes de discussion se formaient spontanément dans les salles de classe.
Le soir, des volontaires distribuaient des couvertures dans lesquelles les jeunes, dehors, s'enveloppaient à deux ou trois, serrés les uns contre les autres pour entretenir la chaleur humaine.
Dans la cour, une amazone fit une démonstration de tai-chi-chuan et expliqua que cette gymnastique millénaire mimait des attitudes animales. En les mimant ainsi, on comprenait mieux l'esprit des bêtes. Des danseurs s'inspirèrent de cette idée et reproduisirent les mouvements des fourmis. Ils constatèrent que les gestes de ces insectes étaient très souples. Leur grâce était exotique et fort différente de celle des félins et des canidés. Levant les bras en guise d'antennes et les frottant, les danseurs inventèrent des pas nouveaux.