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140. LA BATAILLE DE BEL-O-KAN

La Révolution des Doigts s'étend comme un lierre rampant. Les insectes sont maintenant plus de cinquante mille. Les escargots sont surchargés de fardeaux et de vivres. La grande mode artistique dans cette immense horde en transhumance est évidemment de se faire scarifier le motif du feu sur le thorax.

Les fourmis ont l'impression d'être comme un incendie qui gagne peu à peu la forêt, si ce n'est qu'au lieu de la détruire elles ne font que répandre la connaissance de l'existence et du mode de vie des Doigts.

Les révolutionnaires fourmis débouchent dans une plaine de genévriers où paissent benoîtement un millier de pucerons. Tandis qu'elles commencent à les chasser en les poursuivant et en les abattant au jet d'acide for-mique, elles sont surprises par quelque chose: l'absence de tout bruit.

Même si le principal mode de communication chez les fourmis est l'odorat, elles n'en sont pas moins sensibles à ce silence.

Elles ralentissent le pas. Derrière une herbe, elles voient se profiler l'ombre faramineuse de leur capitale: Bel-o-kan.

Bel-o-kan, la cité mère.

Bel-o-kan, la plus grande fourmilière de la forêt.

Bel-o-kan, où sont nées et mortes les plus grandes légendes myrmécéennes.

Leur ville natale leur semble encore plus large et plus haute. Comme si, en vieillissant, la Cité se gonflait. Mille messages olfactifs émanent de cet endroit vivant.

Même 103e ne peut dissimuler son émotion de la revoir. Ainsi donc, tout ça n'était que pour partir de là et y revenir.

Elle reconnaît des milliers d'odeurs familières. C'est dans ces herbes qu'elle jouait à l'époque où elle n'était qu'une jeune exploratrice. Ce sont ces pistes qu'elle a empruntées pour partir en chasse au printemps. Elle frémit. La sensation de silence se double d'un autre phénomène surprenant: l'absence d'activité aux abords de la métropole.

103e a toujours vu les grandes pistes qui y mènent saturées de chasseresses qui bringuebalaient leurs trésors et encombraient les voies d'entrée et de sortie. Là, il n'y a personne. La fourmilière ne bouge pas. Maman-ville ne semble pas contente de voir revenir sa fille turbulente, avec un sexe neuf, un groupe de révolutionnaires proDoigts et des brasiers fumants posés sur des escargots.

Je vais tout t'expliquer, émet 103e en direction de son immense cité. Mais il est trop tard pour ce faire: déjà, de derrière la pyramide surgissent, de deux côtés, deux longues files de soldates. Sous les yeux de la princesse, ces deux longues colonnes militaires apparaissent comme les mandibules de Bel-o-kan.

Leurs sœurs accourent non pour les féliciter mais pour les arrêter définitivement. Il n'a pas fallu longtemps en effet pour que se répande dans la forêt l'annonce de l'approche de fourmis révolutionnaires pro-Doigts utilisant le feu tabou et prônant l'alliance avec les monstres d'en haut.

5e voit l'ennemi et s'inquiète.

En face, les légions adverses s'organisent en ordre de bataille, conformément aux tactiques inculquées à 103e depuis sa plus tendre enfance: devant, les artilleuses qui déclencheront leurs salves d'acide formique, sur le flanc droit, la cavalerie des soldates galopeuses, sur le flanc gauche, les soldates à longues mandibules tranchantes et, derrière, les soldates à petites mandibules qui achèveront les blessés.

103e et 5e agitent leurs antennes à 12 000 vibrations seconde pour bien identifier leurs adversaires. Elles ne font pas le poids.

Elles ne sont que cinquante mille révolutionnaires proDoigts d'espèces diverses avec, face à elles, cent vingt mille soldates belokaniennes homogènes et aguerries.

La princesse tente une ultime conciliation. Elle émet très fort:

Soldates, nous sommes sœurs.

Nous sommes nous aussi belokaniennes.

Nous rentrons au nid pour informer la cité d'un grand danger.

Les Doigts vont envahir la forêt.

Pas de réaction.

De l'antenne, Princesse 103e montre la pancarte blanche. Elle affirme qu'il s'agit là du symbole de la menace.

Nous voulons parler à Mère.

Cette fois, les mandibules belokaniennes se dressent comme une herse dans un bruit de petit bois sec. Les troupes fédérales sont déterminées à attaquer. Il n'est plus temps de parlementer. Il faut vite mettre au point une stratégie de défense.

6e propose de converger sur le flanc droit pour attaquer les soldates à grosses mandibules. Elle espère qu'avec le feu, elles créeront suffisamment de panique pour affoler ces gros animaux balourds au point qu'ils tournent casaque et s'en prennent à leurs propres troupes.

Princesse 103e pense que l'idée est bonne mais que les braises seraient davantage efficaces du côté des légions de cavalerie.

Rapide conciliabule. Le problème de la Révolution des Doigts, c'est qu'elle est composée d'insectes hétéroclites dont on ne connaît pas les réactions durant le combat de masse. Que feront les toutes petites fourmis qui ne sont même pas équipées de mandibules de guerre? Sans parler des escargots qui transportent les braises et qui sont si lents à se mouvoir… Ce sont plutôt eux qui risquent de paniquer lorsqu'ils seront recouverts de fourmis hostiles.

L'armée fédérale avance inexorablement, avec ses régiments bien alignés par caste, taille de mandibules et selon le degré de sensibilité des antennes. Il apparaît encore de nouveaux renforts. Combien sont-elles? des centaines et des centaines de milliers probablement.

Au fur et à mesure que l'ennemi se rapproche, les révolutionnaires pro-Doigts comprennent que la bataille est perdue d'avance. Beaucoup, parmi les plus petits insectes arrivés en touristes, préfèrent renoncer et s'enfuir.

L'armée fédérale est de plus en plus près.

Les escargots-caravane qui viennent enfin de comprendre ce qui se passe ouvrent de larges bouches béantes pour hurler en silence leur peur. Les escargots ont 25 600 petites dents pointues qui leur permettent de déchiqueter les feuilles de salade.

Les escargots gauchers, reconnaissables au fait que leurs coquilles sont enroulées vers la droite, sont les plus nerveux. Ils lancent bien haut leurs cornes et font jaillir à leurs bouts leurs sphères oculaires comme des bourgeons dans un bruit de succion. Certains escargots dressent leur torse et donnent de grands coups de tête à leur coquille pour en faire choir les myrmécéennes et leurs objets inutiles. Puis ils fuient le champ de bataille.

Déjà, la première ligne d'artillerie ennemie s'est mise en position. Elle forme une rangée compacte quasi parfaite. Les abdomens se dressent et décochent une volée de gouttes corrosives qui partent comme des missiles jaunes et retombent dans les premières lignes révolutionnaires. Les corps touchés se tordent de douleur.

Une deuxième ligne d'artillerie les remplace déjà, se dresse et provoque au moins autant de dégâts que la première.

C'est l'hécatombe parmi les révolutionnaires proDoigts. Le nombre des déserteurs s'accroît à l'arrière de la cohorte. Leur intérêt pour les Doigts n'est finalement pas assez fort pour les entraîner à affronter la grande fédération des fourmis rousses.

Les escargots touchés par l'acide, fous de terreur, tendent leur cou vers le ciel puis tournoient en montrant leurs petites dents et leurs longs yeux exorbités. Quand ils sont à ce point de panique, ils produisent deux fois plus de bave, probablement un réflexe pour pouvoir fuir plus rapidement. Les révolutionnaires pro-Doigts trop proches des escargots sont englués. Certains se font mordre par les dents fines comme des aiguilles de ces herbivores.

Les deux armées se font face tels deux immenses ani-. maux fourbus et enragés. Pour l'instant, tout est encore calme. Tous savent que bientôt il va y avoir le grand corps à corps.

A deux cent vingt mille contre moins de cinquante mille, la bataille promet d'être grandiose.