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L'inconnu tourna vers l'abbé des yeux jaunes, qui brillaient étrangement sur un nez en bec d'aigle, et s'excusa, avec plus de politesse que sa mine farouche n'en annonçait, de n'avoir pas tout de suite reconnu une personne de mérite.

—Il est extrêmement probable, ajouta-t-il, que cette Salamandre est venue pour vous ou pour votre élève. Je l'ai vue très distinctement de la rue en passant devant cette rôtisserie. Elle serait plus apparente si le feu était plus vif. C'est pourquoi il faut tisonner vivement dès qu'on croit qu'une Salamandre est dans la cheminée.

Au premier mouvement que l'inconnu fit pour remuer de nouveau les cendres, frère Ange, inquiet, couvrit la soupière d'un pan de sa robe et ferma les yeux.

—Monsieur, poursuivit l'homme à la Salamandre, souffrez que votre jeune élève approche du foyer et dise s'il ne voit pas quelque ressemblance d'une femme au-dessus des flammes.

En ce moment, la fumée qui montait sous la hotte de la cheminée se recourbait avec une grâce particulière et formait des rondeurs qui pouvaient simuler des reins bien cambrés, à la condition qu'on y eût l'esprit extrêmement tendu. Je ne mentis donc pas tout à fait en disant que, peut-être, je voyais quelque chose.

A peine avais-je fait cette réponse que l'inconnu, levant son bras démesuré, me frappa du poing l'épaule si rudement que je pensai en avoir la clavicule brisée.

—Mon enfant, me dit-il aussitôt, d'une voix très douce, en me regardant d'un air de bienveillance, j'ai dû faire sur vous cette forte impression, afin que vous n'oubliiez jamais que vous avez vu une Salamandre. C'est signe que vous êtes destiné à devenir un savant et, peut-être, un mage. Aussi bien votre figure me faisait-elle augurer favorablement de votre intelligence.

—Monsieur, dit ma mère, il apprend tout ce qu'il veut, et il sera abbé s'il plaît à Dieu.

M. Jérôme Coignard ajouta que j'avais tiré quelque profit de ses leçons et mon père demanda à l'étranger si sa Seigneurie ne voulait pas manger un morceau.

—Je n'en ai nul besoin, dit l'homme, et il m'est facile de passer un an et plus sans prendre aucune nourriture, hors un certain élixir dont la composition n'est connue que des philosophes. Cette faculté ne m'est point particulière; elle est commune à tous les sages, et l'on sait que l'illustre Cardan s'abstint de tout aliment pendant plusieurs années, sans être incommodé. Au contraire, son esprit acquit pendant ce temps une vivacité singulière. Toutefois, ajouta le philosophe, je mangerai de ce que vous m'offrirez, à seule fin de vous complaire.

Et il s'assit sans façon à notre table. Dans le même moment, frère Ange poussa sans bruit un escabeau entre ma chaise et celle de mon maître et s'y coula à point pour recevoir sa part du pâté de perdreaux que ma mère venait de servir.

Le philosophe ayant rejeté son manteau sur le dossier de sa chaise, nous vîmes qu'il avait des boutons de diamant à son habit. Il demeurait songeur. L'ombre de son nez descendait sur sa bouche, et ses joues creuses rentraient dans ses mâchoires. Son humeur sombre gagnait la compagnie. Mon bon maître lui-même buvait en silence. On n'entendait plus que le bruit que faisait le petit frère en mâchant son pâté.

Tout à coup, le philosophe dit:

—Plus j'y songe et plus je me persuade que cette Salamandre est venue pour ce jeune garçon.

Et il me désigna de la pointe de son couteau.

—Monsieur, lui dis-je, si les Salamandres sont vraiment telles que vous le dites, c'est bien de l'honneur que celle-ci me fait, et je lui ai beaucoup d'obligation. Mais, à vrai dire, je l'ai plutôt devinée que vue, et cette première rencontre a éveillé ma curiosité sans la satisfaire.

Faute de parler à son aise, mon bon maître étouffait.

—Monsieur, dit-il tout à coup au philosophe, avec un grand éclat: J'ai cinquante et un ans, je suis licencié ès arts et docteur en théologie; j'ai lu tous les auteurs grecs et latins qui n'ont point péri par l'injure du temps ou la malice de l'homme, et je n'y ai point vu de Salamandre, d'où je conclus raisonnablement qu'il n'en existe point.

—Pardonnez-moi, dit frère Ange à demi étouffé de perdreau et d'épouvante. Pardonnez-moi. Il existe malheureusement des Salamandres, et un père jésuite dont j'ai oublié le nom a traité de leurs apparitions. J'ai vu moi-même, en un lieu nommé Saint-Claude, chez des villageois, une Salamandre dans une cheminée, tout contre la marmite. Elle avait une tête de chat, un corps de crapaud et une queue de poisson. J'ai jeté une potée d'eau bénite sur cette bête et aussitôt elle s'est évanouie dans les airs avec un bruit épouvantable comme de friture et au milieu d'une fumée très acre, dont j'eus, peu s'en faut, les yeux brûlés. Et ce que je dis est si véritable que pendant huit jours, pour le moins, ma barbe en sentit le roussi, ce qui prouve mieux que tout le reste la nature maligne de cette bête.

—Vous vous moquez de nous, petit frère, dit l'abbé, votre crapaud à tête de chat n'est pas plus véritable que la Nymphe de monsieur que voici. Et, de plus, c'est une invention dégoûtante.

Le philosophe se mit à rire.

—Le frère Ange, dit-il, n'a pu voir la Salamandre des sages. Quand les Nymphes du feu rencontrent des capucins, elles leur tournent le dos.

—Oh! oh! dit mon père en riant très fort, un dos de Nymphe, c'est encore trop bon pour un capucin.

Et, comme il était de bonne humeur, il envoya une grosse tranche de pâté au petit frère.

Ma mère posa le rôti au milieu de la table et elle en prit avantage pour demander si les Salamandres étaient bonnes chrétiennes, ce dont elle doutait, n'ayant jamais ouï dire que les habitants du feu louassent le Seigneur.

—Madame, répondit l'abbé, plusieurs théologiens de la Compagnie de Jésus ont reconnu l'existence d'un peuple d'incubes et de succubes, qui ne sont point proprement des démons, puisqu'ils ne se laissent pas mettre en déroute par une aspersion d'eau bénite et qui n'appartiennent pas à l'église triomphante, car des esprits glorieux n'eussent point, comme il s'est vu à Pérouse, tenté de séduire la femme d'un boulanger. Mais, si vous voulez mon avis, ce sont là plutôt les sales imaginations d'un cafard que les vues d'un docteur. Il faut haïr ces diableries ridicules et déplorer que des fils de l'Eglise, nés dans la lumière, se fassent du monde et de Dieu une idée moins sublime que celle qu'en formèrent un Platon ou un Cicéron, dans les ténèbres du paganisme. Dieu, j'ose le dire, est moins absent du Songe de Scipion que de ces noirs traités de démonologie dont les auteurs se disent chrétiens et catholiques.

—Monsieur l'abbé, prenez-y garde, dit le philosophe. Votre Cicéron parlait avec abondance et facilité, mais c'était un esprit banal, et il n'était pas beaucoup avancé dans les sciences sacrées. Avez-vous jamais ouï parler d'Hermès Trismégiste et de la Table d'Émeraude?

—Monsieur, dit l'abbé, j'ai trouvé un très vieux manuscrit de la Table d'Émeraude dans la bibliothèque de M. l'évêque de Séez, et je l'aurais déchiffré un jour ou l'autre sans la chambrière de madame la baillive qui s'en fut à Paris chercher fortune et me fit monter dans le coche avec elle. Il n'y eut point là de sorcellerie, monsieur le philosophe, et je n'obéis qu'à des charmes naturels:

Non facit hoc verbis; facie tenerisque lacertis Devovet et flavis nostra puella comis.

—C'est une nouvelle preuve, dit le philosophe, que les femmes sont grandes ennemies de la science. Aussi le sage doit-il se garder de tous rapports avec elles.

—Même en légitime mariage? demanda mon père.