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Robert Silverberg

La reine du printemps

Le temps n’est pas succession et transition, mais l’écho sans fin d’un présent déterminé, dans lequel sont contenues toutes les époques, passées et à venir.

Octavio PAZ

Pour Malcom Edwards

Résumé des chapitres précédents

(À la fin de l’hiver) : Pendant soixante-dix mille ans, le Peuple a vécu au creux d’un abri souterrain. En effet, la Terre a été bombardée par une pluie de comètes et d’astéroïdes, comme cela arrive tous les vingt-six millions d’années. Ces cataclysmes déclenchent des extinctions massives d’espèces comme jadis celle des dinosaures. Mais cette fois-ci, des espèces intelligentes ont réussi à traverser le Long Hiver. Lorsque le Peuple regagne la surface, il se croit humain. Mais il revient à Hresh, l’enfant curieux devenu homme-mémoire et chef de sa tribu, de découvrir la vérité. Le Peuple n’est pas humain, tout au plus une espèce de singes améliorés. Mais il est l’héritier de l’humanité et porte son espoir, l’espoir de l’intelligence. Il lui reste à recueillir cet héritage.

Hresh et les siens découvrent vite qu’une autre espèce intelligente au moins a franchi elle aussi le Long Hiver. C’est celle des hjjk, organisée sur le modèle de la fourmilière, qui propose à tous les peuples l’adoration de sa reine, la Reine du Printemps…

Le temps des étoiles de mort était venu et, pendant des centaines de milliers d’années, elles n’avaient cessé de s’écraser sur la Terre, projetées vers elle par une comète errant depuis les confins du système solaire. Elles apportaient avec elles d’interminables périodes de froid et de ténèbres. Cela se produisait tous les vingt-six millions d’années et il était impossible d’y échapper. Mais c’était terminé, le déferlement des étoiles de mort avait enfin cessé, la poussière et les cendres s’étaient dissipées et les rayons bienfaisants du soleil perçaient la couche des nuages. Les glaciers déversaient la neige fondue sur la surface de la Terre. Le Long Hiver s’achevait ; c’était l’avènement du Printemps Nouveau, la résurrection de la planète.

D’année en année, l’atmosphère se réchauffait et les belles saisons presque oubliées du printemps et de l’été revenaient avec une force accrue. Le Peuple, ayant survécu aux ténèbres glacées à l’abri de ses cocons hermétiquement clos, se répandait rapidement sur les terres les plus fertiles.

Mais la place était déjà prise. Les hjjk, le sinistre et insensible peuple des insectes, n’avaient jamais battu en retraite devant les assauts du froid, même dans les pires moments. La planète abandonnée était tombée en leur possession et ils y avaient régné sans partage pendant sept cent mille ans. Ils n’étaient assurément pas disposés à renoncer de gaieté de cœur à leur mainmise.

1

L’émissaire

En atteignant la crête de la colline dénudée et parsemée de rochers, et avant d’entreprendre la descente vers la vallée verdoyante qui était sa destination, Kundalimon sentit le vent tourner. Depuis plusieurs semaines, depuis son départ de l’intérieur du continent en direction de la côte sud-ouest, il avait senti dans son dos un vent sec et âpre. Mais maintenant, c’était un vent très doux, presque une caresse, qui apportait du sud une foule d’étranges senteurs montant de la cité du peuple de chair qui s’étendait en contrebas.

Il ne pouvait qu’imaginer ce qu’étaient ces odeurs mystérieuses.

L’une pouvait être celle de serpents en période d’activité sexuelle, une autre évoquait des plumes en train de brûler et une troisième des animaux marins pris au filet et ramenés sur la terre ferme en se débattant furieusement. Et d’autres effluves encore qui n’étaient guère différents de ceux du Nid, les effluves de la terre noire que l’on trouvait dans les plus profondes galeries.

Mais il savait qu’il s’abusait. Il n’aurait pu être plus loin du Nid qu’à l’endroit où il se trouvait maintenant… Du Nid, de ses senteurs et de sa texture familières.

D’un sifflement et d’un coup de talon dans les flancs, Kundalimon arrêta son vermilion. Il respira profondément, à pleins poumons, les étranges odeurs mêlées qui s’élevaient de la ville, dans l’espoir qu’elles feraient de nouveau entièrement de lui un être de chair. Sans en avoir l’enveloppe corporelle, il était hjjk dans l’âme et il avait besoin ce jour-là d’être une créature de chair. Il lui fallait mettre de côté tout ce qu’il y avait de hjjk en lui et aller trouver ces êtres de chair comme s’il était l’un d’entre eux. Ce qu’il avait été autrefois, il y avait très longtemps.

Il serait obligé de parler leur langue, ou plutôt d’en rassembler les quelques bribes qui lui restaient de son enfance. D’absorber leur nourriture, même si elle lui soulevait le cœur. Et de trouver un moyen de toucher leur âme. Tant de choses dépendaient de lui.

Kundalimon était venu apporter au peuple de chair l’amour de la Reine, le plus beau présent qu’il connût. Les exhorter à Lui ouvrir leur cœur. Leur demander de se jeter dans Ses bras. Les implorer de laisser Son amour envahir leur âme. S’ils acceptaient tout cela, la paix de la Reine pourrait continuer de régner sur la Terre. Si sa mission échouait, ce serait la fin de la paix et la guerre ferait rage entre le peuple de chair et les hjjk… Les conflits, le gâchis, les pertes inutiles, l’arrêt de l’abondance du Nid.

C’est une guerre que la Reine ne souhaitait pas. La guerre ne faisait pas partie intégrante du plan du Nid et n’était décidée qu’en dernier recours. Mais les impératifs du plan du Nid étaient très clairs. Si le peuple de chair refusait de s’abandonner à l’amour de la Reine et de laisser Sa gloire répandre la joie en son cœur, la guerre serait inéluctable.

— En avant, dit-il au vermilion.

L’énorme animal écarlate commença à descendre pesamment le versant escarpé, vers la vallée à la végétation luxuriante.

Dans quelques heures, il atteindrait la Cité de Dawinno, la grande capitale méridionale, le nid principal du peuple de chair, la patrie de la plus importante colonie de cette race qui était autrefois La sienne.

Kundalimon contemplait avec un mélange d’émerveillement et de mépris la scène qui s’offrait à ses yeux. Tout était d’une extraordinaire richesse, mais quelque chose en lui n’éprouvait que dédain pour tant de douceur, un mépris profond pour cette surabondance. Partout où il portait son regard, la tête lui tournait devant une telle luxuriance. Toute cette végétation luisante de rosée dans la lumière du matin ! Une profusion de plantes grimpantes d’un vert doré s’élançant à l’assaut d’arbres gigantesques avec une folle vitalité ! Des branches d’arbrisseaux trapus, à la ramure étalée, pendaient de lourds fruits rouges qui donnaient l’impression de pouvoir étancher la soif d’un individu pendant au moins un mois. Sur des buissons touffus aux feuilles pelucheuses et bleutées poussaient des grappes colossales de baies bleu lavande luisantes. L’herbe dense aux feuilles écarlates, brillantes et charnues semblait prête à faire les délices du voyageur affamé.

Et les bandes criardes d’oiseaux dodus et caquetants, à la livrée d’un blanc immaculé et à l’énorme bec strié de bandes cramoisies… Les petits animaux aux yeux immenses se frayant un chemin avec force couinements dans l’enchevêtrement du sous-bois… Les minuscules insectes ailés, aux élytres parés des couleurs de l’arc-en-ciel…

C’est trop, se dit Kundalimon, c’est beaucoup trop, beaucoup, beaucoup trop. L’austérité de sa patrie septentrionale lui manquait et les immenses et mornes plaines où la découverte d’un arpent d’herbe flétrie donnait lieu à des chants et où l’on accueillait sa nourriture avec le respect dû par celui qui sait qu’il a eu beaucoup de chance de trouver une poignée de graines desséchées ou une bande d’herbe brûlée par le soleil.