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Les deux princesses étaient tombées à genoux, courbant la tête pour cacher leur joie. Elles ne sentaient plus le froid, elles ne sentaient plus leur angoisse ni leur misère. Une immense onde d’espérance les parcourait ; et si, dans leur silence, elles s’adressaient à Dieu, c’était pour le remercier de les avoir délivrées de leur terrible beau-père. Depuis sept mois qu’on les avait enfermées à Château-Gaillard, le monde leur envoyait enfin une bonne nouvelle.

Les hommes d’armes, dans le fond de la chapelle, chuchotaient, s’agitaient, remuaient les pieds.

— Est-ce qu’on va donner à chacun de nous un sou d’argent ?

— Parce que le roi est mort ?

— Cela se fait, à ce qu’on m’a dit.

— Mais non, pas pour la mort ; pour le sacre du nouveau roi, peut-être bien.

— Et comment va-t-il s’appeler maintenant, le roi ?

— Est-ce qu’il va faire la guerre, qu’on change un peu de pays ?…

Le capitaine de la forteresse se retourna et leur lança d’une voix rude :

— Priez !

La nouvelle lui posait des problèmes. Car l’aînée des prisonnières était l’épouse du prince qui devenait roi aujourd’hui. « Me voilà donc gardien de la reine de France », se disait le capitaine.

Ce ne fut jamais une situation aisée que d’être le geôlier de personnes royales. Robert Bersumée devait à ces deux condamnées qui lui étaient arrivées vers la fin d’avril, la tête rasée, dans des chariots tendus de noir et sous l’escorte de cent archers, les plus mauvais moments de sa vie. Deux femmes jeunes, trop jeunes pour qu’on n’eût pas pitié d’elles… belles, trop belles, même sous leurs informes robes de bure, pour qu’on pût se défendre d’être ému en les approchant, jour après jour, pendant sept mois… Qu’elles allassent séduire un sergent de la garnison, s’évader, ou bien que l’une d’elles se pendît ou gagnât une maladie mortelle, ou encore que leur survînt un retour de fortune, et ce serait toujours lui, Bersumée, qui serait en tort, réprimandé pour trop de faiblesse ou trop de rigueur ; et, dans tous les cas, cela ne lui vaudrait rien pour son avancement. Or, pas plus que ses prisonnières, il n’avait envie de terminer ses jours dans une citadelle battue des vents, mouillée des brumes, construite pour contenir deux mille soldats et qui n’en comptait plus que cent cinquante, au-dessus de cette vallée de Seine par où la guerre, depuis beau temps, ne passait plus.

L’office se déroulait ; mais personne ne pensait ni à Dieu ni au roi ; chacun ne pensait qu’à soi.

— Requiem æternam dona ei Domine…, entonnait le chapelain.

Dominicain en disgrâce, qu’un sort contraire et le goût du vin avaient fait échouer à cette desserte de prison, le chapelain, tout en chantant, se demandait si le changement de règne n’apporterait pas quelque modification dans sa propre destinée. Il résolut de ne plus boire pendant une semaine, pour mettre la Providence dans son jeu et se préparer à accueillir un événement favorable.

— Et lux perpétua luceat ei, répondait le capitaine.

En même temps il pensait : « On ne saurait me faire de reproches. J’ai appliqué les ordres que j’ai reçus, voilà tout ; mais je n’ai point infligé de sévices. »

— Requiem æternam… reprenait le chapelain.

— Alors on va point même nous bailler un setier de vin ? chuchotait le soldat Gros-Guillaume au sergent Lalaine.

Quant aux deux prisonnières, elles se contentaient de remuer les lèvres, mais n’osaient prononcer le moindre répons ; elles eussent chanté trop haut et trop joyeusement.

Certes, ce jour-là, dans les églises de France, il se trouvait beaucoup de gens pour pleurer le roi Philippe, ou croire qu’ils le pleuraient. Mais en vérité l’émotion, même chez ceux-là, n’était qu’une forme d’apitoiement sur eux-mêmes. Ils s’essuyaient les yeux, reniflaient, hochaient le front, parce que, avec Philippe le Bel, c’était leur temps vécu qui s’effaçait, toutes les années passées sous son sceptre, presque un tiers de siècle dont son nom resterait la référence. Ils pensaient à leur jeunesse, prenaient conscience de leur vieillissement, et les lendemains soudain leur semblaient incertains. Un roi, même à l’heure qu’il trépasse, reste pour les autres une représentation et un symbole. La messe achevée, Marguerite de Bourgogne, passant pour sortir devant le capitaine de forteresse, lui dit :

— Messire, je souhaite vous entretenir de choses importantes, et qui vous concernent.

Bersumée éprouvait une gêne chaque fois que Marguerite de Bourgogne, lui parlant, le regardait dans les yeux.

— Je viendrai vous entendre, Madame, répondit-il, aussitôt que j’aurai fait ma ronde.

Il ordonna au sergent Lalaine de reconduire les prisonnières, en lui conseillant à voix basse un redoublement tout à la fois d’égards et de prudence.

La tour où Marguerite et Blanche étaient recluses ne se composait que de trois grandes chambres rondes, superposées et identiques, une par étage, avec chacune une cheminée à hotte et un plafond voûté. Ces pièces étaient reliées par un escalier en escargot qui tournait dans l’épaisseur du mur. Un détachement de gardes occupait en permanence la chambre du rez-de-chaussée. Marguerite logeait dans la pièce du premier étage, et Blanche dans celle du second. La nuit, les princesses étaient séparées par des portes épaisses qu’on cadenassait ; dans la journée, elles avaient le droit de communiquer.

Lorsque le sergent les eut raccompagnées, elles attendirent que les gonds et les verrous eussent grincé au bas des marches.

Puis elles se regardèrent et, du même mouvement, coururent l’une vers l’autre en s’écriant :

— Il est mort, il est mort !

Elles s’étreignaient, dansaient, riaient et pleuraient tout ensemble, et inlassablement elles répétaient :

— Il est mort !

Elles arrachèrent leurs béguins de toile et libérèrent leurs cheveux courts, leurs cheveux de sept mois.

— Un miroir ! La première chose que je veux, c’est un miroir, s’écria Blanche comme si elle allait être libérée sur l’heure et déjà n’avait plus à se soucier que de son apparence.

Marguerite était casquée de petites boucles noires, tassées et crépues. Les cheveux de Blanche avaient repoussé inégalement, par mèches drues et pâles, pareilles à du chaume. Les deux femmes se passaient les doigts, instinctivement, sur la nuque.

— Crois-tu que je pourrai être jolie à nouveau ? demanda Blanche.

— Comme je dois avoir vieilli, pour que tu me poses pareille question ! répondit Marguerite.

Ce que les deux princesses avaient subi depuis le printemps, le drame de Maubuisson, le jugement du roi, le monstrueux supplice infligé devant elles à leurs amants, sur la Grand-Place de Pontoise, les cris orduriers de la foule, et puis cette demi-année de forteresse, cette touffeur de l’été surchauffant les pierres, ce froid glacial depuis qu’était arrivé l’automne, ce vent qui gémissait sans répit dans les charpentes, cette noire bouillie de sarrasin qu’on leur servait aux repas, ces chemises aussi rugueuses que du crin qui ne leur étaient changées que tous les deux mois, ces jours interminables derrière une embrasure mince comme une meurtrière et par laquelle, de quelque manière qu’elles missent la tête, elles ne pouvaient rien apercevoir que le casque d’un invisible archer passant et repassant sur le chemin de ronde… tout cela avait trop fortement altéré le caractère de Marguerite, elle le sentait, elle le savait, pour ne pas lui avoir aussi modifié le visage.