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Le chapelain s’inclina. Il avait quelque chose à ajouter, mais d’Artois, s’enveloppant de son grand manteau d’écarlate, sortait. Le chapelain courut derrière lui.

— Monseigneur, Monseigneur, dit-il d’une voix pleine d’onction, auriez-vous la grande bonté, si ce n’est point vous offenser que de vous faire pareille requête, auriez-vous l’immense bonté…

— Quoi donc ? Quelle bonté ?

— Eh bien, Monseigneur, de dire à frère Renaud, le grand inquisiteur, s’il vous arrive de le voir, que je suis toujours son bien obéissant fils, et aussi qu’il ne m’oublie pas trop longtemps dans ce château fort, où je sers de mon mieux puisque Dieu m’y a mis ; mais j’ai quelques mérites, Monseigneur, ainsi que vous l’avez pu voir, et je souhaiterais qu’on leur donnât un autre emploi.

— J’y penserai, je lui dirai, répondit d’Artois qui savait déjà qu’il n’en ferait rien.

Dans la chambre de Marguerite, les deux princesses achevaient leur toilette. Elles venaient de se laver longuement devant le feu, faisant durer ce plaisir retrouvé. Leurs courts cheveux étaient encore emperlés de gouttelettes ; et elles avaient juste revêtu de grandes chemises blanches, raides d’empois, trop vastes et fermées au col par une coulisse. Quand la porte s’ouvrit, les deux femmes eurent un même mouvement de recul pudique.

— Oh ! Mes cousines, dit Robert, ne vous souciez point. Restez donc ainsi. Je suis de la famille. Et puis ces chemises vous cachent mieux que les robes dans lesquelles vous vous montriez naguère. Vous avez tout juste l’air de petites nonnains. Mais vous offrez meilleur aspect que tout à l’heure, et les couleurs commencent à vous revenir. Avouez que votre sort n’a pas tardé à changer, depuis que je suis arrivé !

— Oh ! Oui, merci, mon cousin ! s’écria Blanche.

La pièce était transformée. On y avait installé un lit, deux coffres qui formaient bancs, une chaise à dossier, des tréteaux et une table sur laquelle étaient disposés les écuelles, les gobelets et le vin de Bersumée. Un cierge était allumé, car bien que midi n’eût pas encore sonné à la grêle cloche de la chapelle, la lumière de ce jour neigeux n’éclairait déjà plus l’intérieur de la tour. Dans la cheminée flambaient de lourdes bûches dont l’humidité s’échappait par les bouts, en petites bulles, avec un bruit chuintant.

Aussitôt après Robert entrèrent le sergent Lalaine, l’archer Gros-Guillaume et un autre soldat, qui montaient un potage épais et fumant, un gros pain briais rond comme une tourte, un pâté de cinq livres dans une croûte dorée, un lièvre rôti, des quartiers d’oie confite et quelques poires crassanes que Bersumée, en menaçant de faire raser le bourg, avait pu dénicher dans les Andelys.

— Comment, s’écria d’Artois, est-ce tout ce que vous nous portez quand j’avais demandé bonne chère ?

— C’est miracle encore, Monseigneur, qu’on ait pu trouver cela, par ce temps de famine, répondit Lalaine.

— Temps de famine pour les gueux, peut-être, qui sont si fainéants qu’ils voudraient que la terre produise sans qu’ils aient à la creuser ; mais non pour les gens de bien ! Je n’aurai jamais fait si petit menu depuis le temps que je tétais au sein.

Les prisonnières regardaient avec des yeux de jeunes fauves ces victuailles étalées que d’Artois affectait de mépriser. Blanche en avait les larmes au bord des paupières. Et les trois soldats aussi contemplaient la table, avec des yeux de convoitise émerveillée.

Gros-Guillaume, qui n’était gras que de seigle bouilli, s’approcha prudemment pour tailler le pain, car il servait ordinairement le dîner du capitaine.

— Non ! hurla d’Artois, ne touche point mon pain de tes sales pattes. Nous trancherons nous-mêmes. Fuyez, avant que je ne me fâche !

Une fois les archers disparus il ajouta, se voulant facétieux :

— Allons ! Je vais m’habituer un peu à la vie de prison. Qui sait ?…

Il invita Marguerite à s’asseoir sur la chaise à dossier.

— Blanche et moi nous siégerons sur ce banc, dit-il.

Il versa le vin et, levant son gobelet devant Marguerite, lança :

— Vive la reine !

— Ne vous moquez point de moi, mon cousin, dit Marguerite de Bourgogne. C’est manquer de charité.

— Je ne me moque point. Entendez mes paroles pour ce qu’elles veulent dire. Vous êtes reine de fait, ce jour encore… et je vous souhaite de vivre, tout simplement.

Là-dessus le silence tomba, car ils se mirent à dîner. Tout autre que Robert se fût ému de voir les deux femmes se jeter sur les mets comme des pauvresses. Elles ne cherchaient même pas à feindre la retenue, et lampaient le potage et mordaient au pâté sans presque prendre le temps de respirer.

D’Artois avait piqué le lièvre au bout de sa dague, et le présentait aux braises de la cheminée pour le réchauffer. Ce faisant, il continuait d’observer ses cousines, et un rire gras lui montait à la gorge. « Je poserais leurs écuelles à terre qu’elles se mettraient à quatre pattes pour les lécher. »

Elles buvaient le vin du capitaine comme si elles avaient voulu compenser d’un coup sept mois d’eau de citerne ; le sang leur montait aux joues. « Elles vont être malades, pensait d’Artois, et finir cette belle journée en vomissant leurs tripes. »

Lui-même mangeait pour une escouade. Son prodigieux appétit, qu’il tenait de famille, n’était pas légende, et il aurait fallu couper en quatre chacune de ses bouchées pour les offrir à un gosier normal. Il dévorait l’oie confite ainsi que d’ordinaire on grignote les grives, en mâchant les os. Il s’excusa, modeste, de n’en pas user de même avec la carcasse du lièvre.

— Les os de lièvre, expliqua-t-il, se brisent en biseau et déchirent les entrailles.

Quand enfin chacun fut repu, d’Artois fit un signe à Blanche, l’invitant à se retirer. Elle se leva sans se faire prier, encore qu’elle eût les jambes un peu fléchissantes. La tête lui tournait, et elle semblait en grand besoin de trouver un lit. Robert eut alors, exceptionnellement, une pensée charitable. « Si elle sort ainsi au froid, elle va crever. »

— A-t-on fait aussi du feu chez vous ? demanda-t-il.

— Oui, merci, mon cousin, répondit Blanche. Notre vie est vraiment toute changée, grâce à vous. Ah ! Je vous aime, mon cousin… vraiment je vous aime bien… Vous le direz à Charles, n’est-ce pas… vous lui direz que je l’aime… qu’il me pardonne puisque je l’aime.

Elle aimait tout le monde dans le moment présent. Elle était gentiment saoule, et manqua s’étaler dans l’escalier. « Si je ne cherchais ici que mon divertissement, pensa d’Artois, celle-là ne me ferait guère de résistance. Donnez du vin en suffisance à une princesse ; vous ne tarderez point à la voir se conduire en ribaude. Mais l’autre aussi me paraît cuite à point. »

Il rechargea le feu d’une grande bûche, remplit les gobelets pour Marguerite et pour lui-même.

— Alors, ma cousine, dit-il, avez-vous réfléchi ?

Marguerite semblait tout amollie par la chaleur autant que par le vin.

— J’ai réfléchi, Robert, j’ai réfléchi. Et je crois bien que je vais refuser, répondit-elle en rapprochant sa chaise du foyer.

— Allons, ma cousine, vous ne parlez pas de bon sens ! s’écria Robert.

— Mais si, mais si. Je crois bien que je vais refuser, répéta-t-elle d’une voix douce.

Le géant eut un mouvement d’impatience.

— Marguerite, écoutez-moi. Vous avez tout avantage à accepter maintenant. Louis est impatient de nature, prêt à céder n’importe quoi pour obtenir sur-le-champ ce qu’il désire. Jamais plus vous ne pourrez en tirer si bon parti. Consentez à déclarer ce qu’on vous demande. Votre affaire n’a pas besoin d’aller devant le Saint-Siège ; elle peut être jugée par le tribunal épiscopal de Paris. Avant trois mois, vous aurez repris pleine liberté de vous-même.