Lorsqu'ils croient avoir retrouvé leur cours d'eau d'origine, les saumons entreprennent de le remonter jusqu'à sa source. L'épreuve est terrible. Pendant plusieurs semaines, ils vont lutter contre de violents courants inverses, sauter pour affronter les cascades (un saumon est capable de sauter jusqu'à trois mètres de haut), résister aux attaques des prédateurs: brochets, loutres, ours ou humains pêcheurs. Ce sera l'hécatombe. Parfois, des saumons se retrouvent bloqués par des barrages construits après leur départ. La plupart des saumons mourront en route. Les rescapés qui parviendront enfin dans leur rivière d'origine la transformeront en lac d'amour. Tout épuisés et amaigris, ils s'ébattront pour se reproduire avec les saumonés survivantes dans la frayère. Leur dernière énergie leur servira à défendre leurs œufs. Puis, lorsque de ceux-ci sortiront de petits saumons prêts à renouveler l'aventure, les parents se laisseront mourir.
Il arrive que certains saumons conservent suffisamment de forces pour revenir vivants dans l'océan et entamer une seconde fois le grand voyage.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
190. FIN DE LA PREMIÈRE ÉNIGME
Dans sa Jeep stationnée en pleine forêt, Maximilien tira de la boîte à gants un sandwich au saumon fumé dont il se délecta avec quelques gouttes de citron et un rien de crème fraîche.
Autour de lui, des policiers bavardaient dans leurs tal-kies-walkies. Maximilien consulta sa montre et s'empressa d'appuyer sur le bouton de sa petite télévision fonctionnant sur l'allume-cigares.
– Bravo, madame Ramirez, vous avez découvert la solution!
Applaudissements.
– C'était bien plus simple que je ne le pensais. Former huit triangles avec seulement six allumettes, cela m'a paru vraiment impossible. Et pourtant… Vous aviez raison, il suffisait de réfléchir.
Maximilien enragea. À quelques secondes près, il avait raté la solution de l'énigme des triangles équilatéraux de taille égale.
– Bien, madame Ramirez, passons maintenant à l'énigme suivante. Je vous préviens, elle est un peu plus épineuse que la précédente. En voici l'énoncé. «J'apparais au début de la nuit et à la fin du matin. On peut m'apercevoir deux fois dans l'année et on me distingue très bien en regardant la lune. Qui suis-je?»
Maximilien nota machinalement sur son calepin les données du problème. Il aimait bien avoir une énigme en suspens dans sa tête.
Un policier interrompit sa rêverie en frappant à sa portière.
– Ça y est, chef. On a retrouvé leur trace.
191. ILS SONT DES MILLIONS
Leurs pattes gravent la terre. La grande marche ne cesse d'attirer du monde. Ils sont maintenant des millions d'insectes à avancer en direction du pays des Doigts. Longtemps, les fourmis cheminent sur des contreforts rocailleux et les anneaux d'écorce de racines affleurantes.
Princesse 103e perçoit l'immense esprit collectif de leur troupe s'épanouir comme un animal conscient de gagner en influence et pourtant anxieux de découvrir ce qu'il trouvera en face.
C'est un rendez-vous et, pour ce rendez-vous, les fourmis savent qu'elles se doivent d'être au zénith de leurs talents.
Toutes éprouvent la sensation de participer aux minutes les plus grandioses de la planète. Dans leur longue existence, les fourmis ont certes déjà connu de grands moments planétaires. Il y a eu la mort des dinosaures, mais cela a été confus et dispersé dans l'espace. Il y a eu la défaite des termites, mais cela a été long et laborieux. Maintenant, il y a le rendez-vous avec les Doigts.
Le dernier «grand rendez-vous».
Avec leurs braises orange qui fument, les escargots donnent à l'interminable procession la forme d'un serpent fait d'un pointillé de lumières. Autour des coquilles qui lentement glissent, les ombres des petites fourmis s'étalent dans les herbes.
Bien installée au faîte d'un escargot qui se dandine mais qui bave abondamment, 7e entame sa fresque de la longue marche vers les Doigts. Elle mouille sa griffe de salive puis la trempe dans des pigments avant de dessiner des motifs sur la grande feuille qui lui sert de support. Pour l'instant, elle se contente d'accumuler des esquisses de fourmis pour donner une impression de foule.
192. LES TROIS ENFIN REUNIS
La première nuit dans la pyramide fut fort agréable. Peut-être était-ce la fatigue, peut-être la forme de leur nid, peut-être la protection de la couche de terre sur le toit, pour la première fois depuis longtemps, Julie s'endormit presque sans peur.
Au matin, elle prit son petit déjeuner dans la salle à manger commune, puis elle se promena dans la pyramide. Elle découvrit dans la bibliothèque, posés sur une grande table, deux livres semblables au sien. Elle contempla les premier et deuxième tomes de l'Encyclopédie, alla chercher le troisième dans son sac à dos et revint le placer à côté des autres.
Les trois volumes étaient enfin réunis.
Il était étrange de penser que toute leur aventure avait été déterminée par un homme qui, rien qu'en ayant écrit trois livres, parvenait à influencer ceux qui lui survivaient.
Arthur Ramirez vint la rejoindre.
– J'étais sûr de vous trouver ici.
– Pourquoi a-t-il rédigé trois volumes? Pourquoi n'en a-t-il pas fait qu'un seul? demanda Julie.
Arthur s'assit.
– Chacun des livres est consacré aux rapports avec une civilisation ou un mode de pensée différents. Ils représentent les trois pas vers la compréhension de l'Autre. Premier livre, première étape: la découverte de l'existence de l'Autre et le premier contact. Deuxième livre, deuxième étape: la confrontation avec l'Autre. Troisième livre, troisième étape: si la confrontation s'est achevée sans victoire ni défaite de part et d'autre, alors il est naturellement temps de passer à la coopération avec l'Autre.
Il empila les trois volumes.
– Contact. Confrontation. Coopération: la trilogie est close, la rencontre avec l'Autre est complète. 1 + 1 = 3…
Julie ouvrit le deuxième volume.
– Vous disiez que vous aviez construit la «Pierre de Rosette», la machine à parler avec les fourmis, c'est vrai?
Arthur acquiesça.
– Vous pouvez nous la montrer?
Arthur hésita puis accepta. Julie appela ses amis. Le vieillard les guida vers une pièce où des lumières tamisées éclairaient des aquariums remplis de fleurs, de plantes ou de champignons. Il y avait aussi tout un assemblage que Julie reconnut comme étant celui de la «Pierre de Rosette», telle qu'elle était décrite par l'Encyclopédie.
Arthur alluma un ordinateur qui ronronna doucement.
– C'est l'ordinateur à «architecture démocratique» dont parle l'Encyclopédie? demanda Francine.
Arthur approuva, content d'avoir affaire à des connaisseurs. Julie reconnut le spectromètre de masse et le chro-matographe. Au lieu de les brancher à la suite comme elle l'avait fait, Arthur les branchait en parallèle, si bien que l'analyse et la synthèse des molécules s'opéraient simultanément. Julie comprit pourquoi son propre prototype n'avait pas fonctionné.
Il régla différentes manettes sur des tuyaux.
Les préparatifs terminés, Arthur se saisit délicatement d'une fourmi et la déposa dans une boîte de verre transparente contenant une fourche en plastique. L'insecte plaça d'instinct ses antennes contre les antennes artificielles. Dans un micro, Arthur articula soigneusement:
– Dialogue souhaité entre humain et fourmi.
Il dut répéter plusieurs fois la phrase en réglant quelques molettes. Les fioles de parfum libérèrent les gaz qui serviraient de phéromones émettrices. Ils se rejoignirent avant d'être propulsés jusqu'aux antennes artificielles. Il se produisit un grésillement dans les baffles et la voix synthétique de l'ordinateur consentit enfin à répondre en langage auditif: