– Tu veux dire que, contrairement au jeu Évolution, il n'y aura personne pour leur indiquer quoi que ce soit?
– Personne. Nous ne ferons que les observer et à la limite introduire des éléments dans leur monde pour voir comment ils réagissent. Les arbres virtuels pousseront tout seuls. Les gens virtuels cueilleront instinctivement leurs fruits. Les usines virtuelles en feront, très logiquement, des confitures virtuelles.
– … Qui seront ensuite mangées par des consommateurs virtuels, continua Zoé, très impressionnée.
– Quelle différence avec notre monde alors?
– Le temps. Il passera dix fois plus vite là-bas qu'ici. Ce qui nous permettra d'observer les macrophénomènes. Un peu comme si nous observions notre monde en accéléré.
– Et où est l'intérêt économique? s'inquiéta Ji-woong, toujours soucieux de rentabilité.
– Il est énorme, répondit David qui avait déjà perçu toutes les implications du projet de Francine. On pourra tout tester dans Infra-World. Imaginez un monde informatique où tous les comportements des habitants virtuels ne sont plus préprogrammés mais librement issus de leurs esprits!
– Comprends toujours pas.
– Si on veut savoir si le nom d'une marque de lessive intéresse le public, il suffira de l'introduire dans Infra-World et on saura comment les gens réagissent. Les habitants virtuels choisiront ou repousseront librement le produit. On obtiendra ainsi des réponses bien plus fidèles et bien plus rapides que celles fournies par les instituts de sondages car, au lieu de tester une marque sur un échantillon de cent personnes réelles, on la testera sur des populations entières de millions d'individus virtuels.
Ji-woong fronça les sourcils pour bien saisir la portée d'un tel projet.
– Et comment introduiras-tu tes barils de lessive à tester dans Infra-World?
– Par des hommes-ponts. Des individus aux apparences normales: des ingénieurs, des médecins, des chercheurs de leur monde auxquels nous livrerons les produits à tester. Eux seuls sauront que leur univers n'existe pas et qu'il n'a pour finalité que de réaliser des expériences au bénéfice de la dimension supérieure.
Il leur était apparu difficile de surpasser en ambition le projet «Centre des questions» de David et, pourtant, Francine y était parvenue. Maintenant, ils commençaient à entrevoir l'ampleur de son projet.
– On pourra même tester des politiques entières dans Infra-World. On vérifiera quels résultats produisent à court, moyen et long terme le libéralisme, le socialisme, l'anarchisme, l'écologisme… Les députés verront les effets d'une loi. Nous aurons à notre disposition une mini-humanité cobaye qui nous permettra de gagner du temps en épargnant à l'humanité grandeur nature de faire fausse route.
À présent, l'excitation était à son comble chez les huit.
– Fantastique! s'exclama David. Infra-World sera même capable d'alimenter mon «Centre des questions». Avec ton monde virtuel, tu trouveras sûrement des réponses à toutes sortes de questions que nous n'aurions pas résolues autrement.
Francine avait un regard de visionnaire.
David lui donna une bourrade dans le dos.
– En fait, tu te prends pour Dieu. Tu vas créer de toutes pièces un petit monde complet et tu l'observeras avec la même curiosité que Zeus et les dieux de l'Olympe scrutèrent cette terre.
– Peut-être que déjà, chez nous, les lessives sont tes tées à l'intention d'une dimension supérieure, intervint Narcisse, narquois.
Ils pouffèrent puis leurs rires se firent moins naturels.
– … Peut-être, murmura Francine, soudain songeuse.
132. ENCYCLOPÉDIE
JEU D'ÉLEUSIS: Le but du jeu d'Eleusis est de trouver… sa règle.
Une partie nécessite au moins quatre joueurs. Au préalable, l'un des joueurs, qu'on appelle Dieu, invente une règle et l'inscrit sur un morceau de papier. Cette règle est une phrase baptisée «La Règle du monde». Deux jeux de cinquante-deux cartes sont ensuite distribués jusqu'à épuisement entre les joueurs. Un joueur entame la partie en posant une carte et en déclarant: «Le monde commence à exister.» Le joueur baptisé Dieu fait savoir «cette carte est bonne» ou «cette carte n'est pas bonne». Les mauvaises cartes sont mises à l'écart, les bonnes alignées pour former une suite. Les joueurs observent la suite de cartes acceptées par Dieu et s'efforcent, tout en jouant, de trouver quelle logique préside à cette sélection. Lorsque quelqu'un pense avoir trouvé la règle du jeu, il lève la main et se déclare «prophète». Il prend alors la parole à la place de Dieu pour indiquer aux autres si la dernière carte posée est bonne ou mauvaise. Dieu surveille le prophète et, si celui-ci se trompe, il est destitué. Si le prophète parvient à donner pour dix cartes d'affilée la bonne réponse, il énonce la règle qu'il a déduite et les autres la comparent avec celle inscrite sur le papier. Si les deux se recoupent, il a gagné, sinon, il est destitué. Si, les cent quatre cartes posées, personne n'a trouvé la règle et que tous les prophètes se sont trompés, Dieu a gagné. Mais il faut que la règle du monde soit facile à découvrir. L'intérêt du jeu, c'est d'imaginer une règle simple et pourtant difficile à trouver. Ainsi, la règle «alterner une carte supérieure à neuf et une carte inférieure ou égale à neuf» est très difficile à découvrir car les joueurs ont naturellement tendance à prêter toute leur attention aux figures et aux alternances des couleurs rouge et noire. Les règles «uniquement des cartes rouges, à l'exception des dixième, vingtième et trentième» ou «toutes les cartes à l'exception du sept de cœur» sont interdites car trop difficiles à démasquer. Si la règle du monde est introuvable, c'est le joueur «Dieu» qui est disqualifié. Il faut viser «une simplicité à laquelle on ne pense pas d'emblée». Quelle est la meilleure stratégie pour gagner? Chaque joueur a intérêt à se déclarer au plus vite prophète même si c'est risqué.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
133. LA RÉVOLUTION EN MARCHE
Princesse 103e se baisse pour suivre les évolutions d'un troupeau d'acariens qui transhume entre les griffes de sa patte avant, vers le trou d'une souche de sapin.
Ces acariens sont sans doute aussi petits pour nous que nous le sommes pour les Doigts, pense-t-elle.
Elle les observe par curiosité. L'écorce gris pâle se fissure longitudinalement en plaques courtes et étroites, petits ravins remplis d'acariens. 103e se penche et assiste à la guerre entre cinq mille acariens, qu'elle reconnaît comme étant de type oribates, contre trois cents acariens de type hydrachnidés. Princesse 103e les regarde un instant. Les oribates sont particulièrement impressionnants avec leurs griffes plantées n'importe où, sur les coudes, les épaules, et même le visage.
La princesse se demande pourquoi les hydrachnidés qu'on trouve essentiellement dans l'eau viennent envahir les arbres. Ces infimes crustacés poilus, caparaçonnés, armés de crochets, de scies, de. stylets, de rostres compliqués se livrent des batailles épiques. Dommage que 103e n'ait pas le temps de poursuivre son observation. Nul ne connaîtra les guerres, les invasions, les drames, les tyrans du peuple des acariens. Nul ne saura qui d'entre les oribates ou les hydrachnidés a gagné la minuscule bataille de la trentième fissure verticale du grand sapin. Peut-être que, dans une autre fissure, d'autres acariens encore plus spectaculaires, des sarcoptes, des tyroglyphes, des ixodes, des dermancentors, ou des argas, se livrent des batailles encore plus fantastiques pour des enjeux encore plus passionnants. Mais tout le monde s'en désintéresse. Même les fourmis. Même 103e.