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Aux époques les plus sanglantes de l'histoire, l'Église catholique travaillait encore à émanciper les nations: le prêtre adultère vendait le Dieu du ciel au Dieu du monde pour tyranniser l'homme au nom du Christ; mais ce prêtre impie, alors même qu'il donnait la mort au corps, éclairait encore l'esprit; car tout détourné de ses voies qu'il était, il faisait pourtant partie d'une Église qui possédait la vie et la lumière; le prêtre grec ne donne ni la vie ni la mort: il est mort lui-même.

Des signes de croix, des salutations dans la rue, des génuflexions devant des chapelles, des prosternations de vieilles dévotes contre le pavé des églises, des baisements de main; une femme, des enfants, et le mépris universel, voilà tout le fruit que le pope a recueilli de son abdication… voilà tout ce qu'il a pu obtenir de la nation la plus superstitieuse du monde… Quelle leçon!… quelle punition! Voyez et admirez, c'est au milieu du triomphe de son schisme que le prêtre schismatique est frappé d'impuissance. Le prêtre, lorsqu'il veut accaparer le pouvoir temporel, périt faute de vues assez élevées pour reconnaître la voie que Dieu lui ouvre, le prêtre qui se laisse détrôner par le roi périt faute de courage pour suivre cette voie: tous les deux manquent également à leur vocation suprême.

Pierre Ier n'avait-il pas la conscience chargée d'un assez grand poids de responsabilité, lorsqu'il a pris pour lui et ses successeurs, l'ombre d'indépendance, le reste de liberté conservés à sa malheureuse Église? il a entrepris une œuvre au-dessus des forces humaines; depuis ce moment la fin du schisme est devenue impossible,… c'est-à-dire aux yeux de la raison, et si l'on considère le genre humain d'un point de vue purement humain.

Je rends grâce au vagabondage de ma pensée, puisqu'en la laissant sauter librement d'objets en objets, d'idées en idées, je vous peins la Russie tout entière; avec un style plus méthodique je craindrais de me heurter aux contrastes trop criants, et pour éviter le reproche de confusion, de divagation ou d'inconséquence, je perdrais les moyens de vous montrer la vérité telle qu'elle m'apparaît. L'état du peuple, la grandeur de l'Empereur, l'aspect des rues, la beauté des monuments, l'abrutissement des esprits, conséquence de la dégénération du principe religieux, tout cela frappe mes yeux en un instant, et passe pour ainsi dire à la fois sous ma plume; et tout cela, c'est la Russie même dont le principe de vie se révèle à ma pensée à propos des objets le moins significatifs en apparence.

Vous n'êtes pas au bout: je n'ai pas terminé mes courses sentimentales. Hier je me promenais à pied avec un Français de beaucoup d'esprit et qui connaît bien Pétersbourg; placé comme instituteur dans une famille de grands seigneurs, il est à portée de savoir la vérité, que nous autres, étrangers de passage, nous poursuivons en vain. Aussi trouve-t-il mes jugements trop favorables à la Russie. Je ris de ses reproches quand je pense à ceux que me feront les Russes, et je soutiens que je suis de bonne foi, vu que je hais ce qui me paraît mal et que j'admire ce qui me paraît bien dans ce pays comme ailleurs. Ce Français passe sa vie avec des aristocrates russes; il y a là une nuance d'opinion assez curieuse à observer.

Nous marchions au hasard; parvenus au milieu de la Perspective Newski, la rue la plus belle et la plus fréquentée de la ville, nous ralentîmes le pas pour rester plus longtemps sur les trottoirs de cette brillante promenade; j'étais en train d'admirer. Tout à coup une voiture noire ou d'un vert foncé vient au-devant de nous. Elle est longue, carrée, assez basse et fermée de quatre côtés. On eût dit d'une bière énorme posée sur un train de charrette. Quatre petites ouvertures d'environ six pouces en carré, grillées par des barreaux de fer, donnent de l'air et du jour à ce tombeau mouvant; un enfant de huit ou dix ans au plus conduisait les deux chevaux attelés à la machine, et à ma grande surprise, un nombre assez considérable de soldats l'escortaient. Je demande à mon guide à quoi peut servir un équipage aussi singulier; ma question n'était pas achevée qu'un visage hâve se montre à l'un des guichets de la boîte et se charge de la réponse: cette voiture sert à transporter les prisonniers au lieu de leur destination.

«C'est la voiture cellulaire des Russes, me dit mon compagnon; ailleurs il y a sans doute quelque chose de semblable, mais c'est un objet odieux et qu'on dérobe aux regards le plus possible: ne vous semble-t-il pas ici qu'on en fasse montre? quel gouvernement!

—Songez, repartis-je, aux difficultés qu'il rencontre.

—Ah! vous êtes encore la dupe de leurs paroles dorées; je le vois bien, les autorités russes feront de vous ce qu'elles voudront.

—Je tâche de me mettre à leur point de vue: rien ne mérite plus d'égards que le point de vue des hommes qui gouvernent, car ce ne sont pas eux qui le choisissent. Tout gouvernement est obligé de partir des faits accomplis; celui-ci n'a pas créé l'ordre de choses qu'il est appelé à défendre énergiquement, et à perfectionner prudemment. Si la verge de fer qui dirige ce peuple encore brut cessait un instant de s'appesantir sur lui, la société entière serait bouleversée.

—On vous dit cela; mais croyez bien qu'on se plaît à cette prétendue nécessité: ceux qui se plaignent le plus des sévérités dont ils sont forcés d'user, disent-ils, n'y renonceraient qu'à regret: au fond ils aiment les gouvernements sans contre-poids; cela se meut plus aisément. Nul homme ne sacrifie volontiers ce qui lui facilite sa tâche. Exigez donc d'un prédicateur qu'il se passe de l'enfer pour convertir les pécheurs endurcis! L'enfer, c'est la peine de mort des théologiens[32]: ils s'en servent d'abord à regret, comme d'un mal nécessaire, et finissent par prendre goût au métier de damner la plus grosse part du genre humain. Il en est de même des mesures sévères en politique: on les craint avant de les essayer, puis quand on en voit le succès, on les admire; voilà, n'en doutez pas, ce qui arrive trop souvent dans ce pays; il me semble qu'on y fait naître à plaisir les occasions de sévir de peur d'en perdre l'habitude. Ignorez-vous ce qui se passe à l'heure qu'il est sur le Volga?

—J'ai entendu parler de troubles graves, mais promptement réprimés.

—Sans doute; mais à quel prix? Et si je vous disais que ces affreux désordres sont le résultat d'une parole de l'Empereur…

—Jamais vous ne me ferez croire qu'il ait approuvé de telles horreurs.

—Ce n'est pas non plus ce que je veux dire; toutefois c'est un mot prononcé par lui, innocemment, je le pense comme vous, qui a causé le maclass="underline" voici le fait. Malgré les injustices des préposés de la couronne, le sort des paysans de l'Empereur est encore préférable à celui des autres serfs, et sitôt que le souverain se rend propriétaire de quelque nouveau domaine, les habitants de ces terres acquises par la couronne deviennent l'objet de l'envie de tous leurs voisins. Dernièrement il acheta une propriété considérable dans le canton qui s'est révolté depuis; à l'instant, des paysans sont députés de tous les points du pays vers les nouveaux administrateurs des terres Impériales, pour faire supplier l'Empereur d'acheter aussi les hommes et les domaines du voisinage; des serfs choisis pour ambassadeurs sont envoyés jusqu'à Pétersbourg: l'Empereur les reçoit, il les accueille avec bonté; cependant à leur grand regret il ne les achète pas. Je ne puis, leur dit-il, acquérir la Russie tout entière; mais un temps viendra, je l'espère, où chaque paysan de cet empire sera libre; si cela ne dépendait que de moi les Russes jouiraient dès aujourd'hui de l'indépendance que je leur souhaite et que je travaille de toutes mes forces à leur procurer dans l'avenir.