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—Eh bien, cette réponse me paraît pleine de raison, de franchise et d'humanité.

—Sans doute, mais l'Empereur devrait savoir à qui s'adressent ses paroles, et ne pas faire égorger sa noblesse par tendresse pour ses serfs. Ce discours, interprété par des hommes sauvages et envieux, a mis toute une province en feu. Puis il a fallu punir le peuple des crimes qu'on lui avait fait commettre. «Le Père veut notre délivrance, s'écrient sur les bords du Volga les députés revenus de leur mission. Il n'aspire qu'à faire notre bonheur; il nous l'a dit lui-même, ce sont donc les seigneurs et tous leurs préposés qui sont nos ennemis et qui s'opposent aux bons desseins du Père! vengeons-nous, vengeons l'Empereur!» Là-dessus les paysans croient faire une œuvre pie en se jetant sur leurs maîtres, et voilà tous les seigneurs d'un canton et tous les intendants massacrés à la fois avec leurs familles. Ils embrochent l'un pour le faire rôtir tout vif, ils font bouillir l'autre dans une chaudière, ils éventrent les délégués, tuent de diverses manières les préposés des administrations, ils font main basse sur tout ce qu'ils rencontrent, mettent des villes entières à feu et à sang, enfin ils dévastent une province, non pas au nom de la liberté, ils ne savent ce que c'est, mais au nom de la délivrance et au cri de Vive l'Empereur! mots clairs et bien définis pour eux.

—C'est peut-être quelques-uns de ces cannibales que nous venons de voir passer dans la cage aux prisonniers. Savez-vous qu'il y aurait de quoi tempérer notre indignation philanthropique… Menez donc de tels sauvages avec les moyens de douceur que vous exigez des gouvernements de l'Occident!

—Il faudrait changer graduellement l'esprit des populations; au lieu de cela on trouve plus commode de changer leur domicile; à chaque scène du genre de celle-ci on déporte en masse des villages, des cantons tout entiers; nulle population n'est assurée de garder son territoire; le résultat d'un tel système, c'est que l'homme attaché comme il est à la glèbe n'a pas même dans l'esclavage l'unique dédommagement que comporte sa condition: la fixité, l'habitude, l'attachement à son gîte. Par une combinaison infernale il est mobile sans être libre. Un mot du souverain le déracine comme un arbre, l'arrache à sa terre natale et l'envoie périr ou languir au bout du monde: que devient l'habitant des champs transplanté dans un village qui ne l'a pas vu naître, lui dont la vie est liée à tous les objets qui l'environnent? le paysan exposé à ces ouragans du pouvoir suprême n'aime plus sa cabane, la seule chose qu'il pût aimer en ce monde: il déteste sa vie et méconnaît ses devoirs, car il faut donner quelque bonheur à l'homme pour lui faire comprendre ses obligations; le malheur ne l'instruit qu'à l'hypocrisie et à la révolte. Si l'intérêt bien entendu n'est pas le fondement de la morale, il en est l'appui. S'il m'était permis de vous donner les détails authentiques que j'ai recueillis hier sur les événements de ***, vous frémiriez en les écoutant.

—Il est malaisé de changer l'esprit d'un peuple; ce n'est pas l'affaire d'un jour ni même d'un règne.

—Y travaille-t-on de bonne foi?

—Je le crois, mais avec prudence.

—Ce que vous appelez prudence, je l'appelle fausseté; vous ne connaissez pas l'Empereur.

—Reprochez-lui d'être inflexible, non pas d'être faux; or, dans un prince, l'inflexibilité est souvent une vertu.

—Ceci pourrait se nier; mais je ne veux pas m'écarter de mon thème: vous croyez le caractère de l'Empereur sincère? rappelez-vous sa conduite à la mort de Pouskine.

—Je ne connais pas les circonstances de ce fait.»

Tout en devisant de la sorte nous étions arrivés au champ de Mars, vaste place qui paraît déserte quoiqu'elle occupe le milieu de la ville; mais elle est tellement étendue que les hommes s'y perdent: on les voit venir de loin et l'on y peut causer avec plus de sécurité que dans sa chambre. Mon cicerone continue:

«Pouskine était, comme vous le savez, le plus grand poëte de la Russie.

—Nous n'en sommes pas juges.

—Nous le sommes au moins de sa réputation.

—On vante son style, c'est un mérite facile pour un homme né chez un peuple encore inculte quoiqu'à une époque de civilisation raffinée, car il peut recueillir les sentiments et les idées en circulation chez les nations voisines et paraître original chez lui. Sa langue est à lui, puisqu'elle est toute neuve; et pour faire époque dans une nation ignorante, entourée de nations éclairées, il n'a qu'à traduire, il n'a nul frais de pensées à faire. Imitateur, il passera pour créateur.

—Fondée ou non, sa réputation était grande. Il était encore jeune et d'un caractère irascible: vous savez qu'il avait du sang maure par sa mère. Sa femme, très-belle personne, lui inspirait plus de passion que de confiance; avec son âme de poëte et son caractère africain, il était porté à la jalousie: exaspéré par des apparences, par de faux rapports envenimés avec une perfidie qui rappelle la conception de Shakespeare, l'Othello russe perd toute mesure et veut forcer l'homme par lequel il se croit offensé à se battre avec lui. Cet homme était un Français, et de plus son beau-frère; il s'appelle M. d'Antès. Le duel en Russie est une affaire grave, d'autant plus grave qu'au lieu de s'accorder, comme chez nous, avec les mœurs contre les lois, il blesse les idées reçues; cette nation est plus orientale que chevaleresque. Le duel est illégal ici comme il l'est partout, et il a de moins qu'ailleurs l'appui de l'opinion publique.

«M. d'Antès fit ce qu'il put pour éviter l'éclat: pressé vivement par le malheureux époux, il refuse satisfaction avec assez de dignité; mais il continue ses assiduités. Pouskine devient presque fou: la présence inévitable de l'homme dont il veut la mort lui paraît un outrage permanent, il risque tout pour le chasser de chez lui; les choses en viennent au point que désormais le duel est commandé. Les deux beaux-frères se battent donc et M. d'Antès tue Pouskine; l'homme que l'opinion publique accuse est celui qui triomphe, et le mari offensé, le poëte national, l'innocent succombe.

«Cette mort fut un scandale public et un deuil universel. Pouskine, le poëte russe par excellence, l'auteur des plus belles odes de la langue, l'honneur du pays, le restaurateur de la poésie slave, le premier talent indigène dont le nom ait retenti avec quelque éclat en Europe… en Europe!!… enfin la gloire du jour, l'espoir de l'avenir, tout est perdu; l'idole est abattue dans son temple, et le héros, frappé dans sa force, tombe sous la main d'un Français… Que de haines, que de passions en jeu! Pétersbourg, Moscou, l'Empire s'est ému; un deuil général atteste le mérite du mort, et prouve la gloire du pays, qui peut dire à l'Europe: J'ai eu mon poëte!!… et j'ai l'honneur de le pleurer!

«L'Empereur, l'homme de la Russie qui connaît le mieux les Russes, et qui se connaît le mieux en flatterie, n'a garde de ne point prendre part à l'affliction publique; il ordonne un service, je ne sais même pas s'il ne porte point la coquetterie pieuse jusqu'à se rendre en personne à cette cérémonie, afin de publier ses regrets en prenant Dieu même à témoin de son admiration pour le génie national enlevé trop tôt à sa gloire.